Mali: Tribune: Au Mali, un djihadisme transethnique

Dans cette tribune dont nous vous livrons

l’intégralité, le Directeur de recherche à l’Institut de
recherche pour le développement, Marc-Antoine
Pérouse de Montclos , invite les acteurs impliqués
dans la gestion de la crise malienne à ne pas réserver
la crise malienne dans le cadre ethnique. Comme les
causes, les solutions viennent de divers niveaux selon
lui. Bref, lisez !

« Adopter une lecture uniquement ethnique des
violences qui ébranlent le centre du Mali est une erreur.
La complexité des sociétés de la région oblige à
déconstruire ces idées reçues, d’autant que les chefs
jihadistes cherchent eux-mêmes à transcender les

clivages communautaires, prévient Marc-Antoine
Pérouse de Montclos.
On tend souvent à faire une lecture ethnique du conflit
qui oppose Bamako aux jihadistes de la katiba du
Macina, dans le centre du Mali. Du côté des insurgés, il
y aurait des éleveurs peuls ; de l’autre, des agriculteurs
Dogons alliés à l’armée malienne. Les premiers
prétendent traditionnellement détenir le savoir
coranique et sont les héritiers d’un proto-État islamique
du XIXe siècle, la Dina. Appelés péjorativement
« Habe », les seconds ont été islamisés plus tardivement
et n’ont pas tous renoncé à leurs croyances
traditionnelles.
La complexité des sociétés de la région oblige
cependant à déconstruire les idées reçues. Les Dogons
parlent d’ailleurs tant de dialectes qu’il leur arrive
fréquemment de recourir à la langue peule pour
communiquer entre eux – en particulier ceux qui, après
avoir fui les razzias des musulmans, ont fini par
descendre des refuges de la falaise de Bandiagara pour
s’installer à découvert dans la plaine. Historiquement,
les deux populations ont beaucoup commercé ensemble
en laissant les agriculteurs et les éleveurs utiliser la terre
chacun leur tour pendant les saisons humides puis
sèches.

Amadou Koufa à la croisée des chemins

Le chef des djihadistes du Macina,Amadou Koufa , est
lui-même à la croisée des chemins. Sa mère est peule,
mais sa famille serait originaire d’un petit port de pêche
de la périphérie de Tombouctou, Kabara, qui avait été
établi par le colonisateur français pour accueillir les
anciens esclaves Haratins et Bellas libérés dans le nord
du Mali. Son père était un érudit devenu l’imam d’un
village, Koufa, où siégeait d’ailleurs le tribunal
islamique de la Dina au milieu des années 1820.
Aujourd’hui, le chef djihadiste cherche à transcender les
clivages communautaires pour élargir sa base sociale. Il
invoque les valeurs universalistes et égalitaristes de
l’islam pour conspuer l’impiété et l’oppression de la
noblesse peule. On prête même à ses hommes la
destruction symbolique, près de Mopti, en 2015, du
mausolée du fondateur de la théocratie du Macina en
1818, Sekou Amadou.
Si cet attentat à la dynamite n’a jamais été revendiqué, il
visait clairement à marquer les esprits et à entamer le
prestige de la noblesse peule au prétexte que leur
imamat n’était nullement héréditaire et que le prophète
Mahomet avait interdit le culte des ancêtres, logique qui
devait aussi présider à la destruction des tombeaux des
saints soufis de Tombouctou en 2012.

Constitution de katibas de Dogons

Sur le plan tactique, Amadou Koufa a aussi pris soin de
mélanger ses effectifs pour surmonter la répugnance de

ses combattants à tuer des membres de leur propre
lignage. Il a ainsi levé des bataillons peuls pour attaquer
le pays dogon et, inversement, il a mobilisé des
chasseurs dogons pour aller combattre les chefs peuls
qui lui résistaient. À défaut d’être protégée par l’armée
malienne, une partie de la paysannerie a dû lui prêter
allégeance pour pouvoir continuer à cultiver ses
champs, menacés sinon de razzias.
D’autres ont rejoint les insurgés par besoin de
reconnaissance sociale ou parce qu’ils se sentaient
abandonnés, voire discriminés, par les autorités. En
condamnant la tradition préislamique de la dot africaine
et en prônant des mariages simplifiés, le discours
salafiste de Koufa a notamment séduit des jeunes gens
qui ont été autorisés à épouser des femmes de castes
différentes du moment qu’ils étaient musulmans.
Résultat, des katibas de Dogons sont en train de se
constituer. L’une serait centrée sur la localité de
Kerana ; l’autre est basée à Serma, siège du tribunal
islamique de Koufa. Leurs combattants sont aussi en
contact, plus au nord, avec le groupe Ansar Eddine,
d’Iyad Ag Ghaly, et avec la katiba du Gourma, qu’a
reprise l’ancien colonel malien Ba Ag Moussa après le
décès d’Almansour Ag Alkassam, un Touareg tué par
l’armée française en novembre 2018. Voilà qui devrait
inviter à repenser les visions par trop tranchées des
soubassements ethniques des jihads africains.

Marc-Antoine Pérouse de Montclos est directeur de
recherches à l’Institut de recherche pour le
développement (IRD, France).