Au-delà des ventes d’armes, le sommet de Sotchi a permis d’aborder l’établissement d’un partenariat stratégique avec la Russie pour lutter contre le terrorisme au Sahel. Un sujet épineux à cause du maelström qui règne dans cette région. Sputnik a demandé à trois experts africains de décrypter les avantages et les inconvénients d’un tel partenariat.
«En tant que grande puissance militaire et économique, la Russie apparaît comme un partenaire de choix qui peut aider le Sahel et la région Afrique de l’Ouest dans sa lutte contre le terrorisme. Nous osons croire que le sommet historique de Sotchi sera le point de départ de ce partenariat fécond et utile souhaité pour la sécurité et la stabilité de notre région», a déclaré mercredi 23 octobre en session plénière Roch Marc Christian Kaboré, le président en exercice du G5 Sahel.
Ce cri du cœur du président burkinabè part du constat que les cinq États membres du G5 Sahel (Burkina Faso, Mauritanie, Mali, Niger, Tchad) ne parviennent pas à faire face, seuls, à l’insécurité grandissante chez eux. Entre attaques terroristes et conflits intercommunautaires, les chefs d’État sahéliens cherchent à multiplier les partenariats stratégiques pour essayer de ramener la paix chez eux.
Tous ont fait le déplacement à Sotchi les 23 et 24 octobre derniers pour répondre aux attentes de leurs populations qui ne décolèrent pas contre la France, l’ex-puissance coloniale accusée de tous les maux du fait de sa présence militaire par l’intermédiaire du dispositif Barkhane. Celui-ci vient compléter la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), mais sans pour autant parvenir à bouter les divers groupes djihadistes hors du Sahel.
«Dans la lutte contre le terrorisme, les États membres du G5 Sahel ne peuvent pas à eux seuls relever ces défis. C’est pourquoi j’appelle la Russie à établir un partenariat stratégique renforcé avec le Sahel et à apporter son appui au plan d’action de lutte contre le terrorisme, adopté récemment par la Cedeao à Ouagadougou. J’appelle particulièrement la Russie à se joindre au Partenariat international pour la stabilité et la sécurité dans le Sahel proposé au sommet du G7 de Biarritz en août dernier», a plaidé le chef de l’État burkinabè à Sotchi.
Le désarroi africain
Pour Bakary Sambe, directeur de l’Institut Timbuktu basé à Dakar, fondateur en 2012 de l’Observatoire des radicalismes et des conflits religieux en Afrique (Orcra) et professeur à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis au Sénégal, les États sahéliens sont à la peine pour financer l’effort de guerre que représente la déstabilisation, depuis 2012, par divers groupes terroristes ayant envahi la région en s’engouffrant par le nord du Mali.
Ils cherchent donc à mutualiser leurs efforts, mais sans toujours y parvenir, afin de contrer l’avancée de ces groupes djihadistes, au sud, vers les États côtiers. D’où, selon lui, une nouvelle logique africaine de promouvoir le multilatéralisme sur le plan international en appelant la Russie à rejoindre la coalition de lutte contre le terrorisme au Sahel, dont elle ne fait pas partie pour le moment. Pas plus d’ailleurs qu’elle n’a obtenu une position d’observateur au G5 Sahel en raison, selon plusieurs sources diplomatiques, de l’opposition jusqu’ici de la France.
«La Russie bénéfice du statut de pays non colonisateur aux yeux des populations africaines. Elle est donc un acteur différent, plus désirable. Il ne faut pas séparer cette demande d’une opinion montante en Afrique francophone que les interventions étrangères feraient partie du problème, en même temps que d’un rejet très fort de la France comme en témoignent actuellement les débats sur le franc CFA. La Russie apparaît donc comme un allié moins encombrant que les autres puissances occidentales, notamment l’ex-puissance coloniale», a déclaré au micro de Sputnik le directeur de l’Institut Timbuktu.
Pour le chercheur sénégalais, grand spécialiste de la radicalisation au Sahel, ces déclarations du président Roch Marc Christian Kaboré sont aussi une façon subtile de rappeler aux bailleurs de fonds du G5 Sahel leurs promesses d’aide financière qui n’ont pas été tenues à la hauteur des engagements initiaux. Au point que des pays comme la Chine, voire les États du Golfe, ont fini par être sollicités.
«C’est une manière de prendre Paris au mot et de lui forcer un peu la main puisque lors du dernier sommet du G7 à Biarritz, la France a demandé davantage d’ouverture pour financer le G5 Sahel à l’Afrique elle-même, mais aussi à des pays comme l’Allemagne, par exemple. Face à la montée du terrorisme et à l’insécurité grandissante au Sahel, le désarroi des chefs d’État africains est apparent. D’autant que la grogne des populations de ces États ne va pas s’arrêter là: celles-ci souffrent de plus en plus des conditions de vie difficiles dues au manque de sécurité dans cette région, alors qu’elles sont elles-mêmes de moins en moins en sécurité», estime Bakary Sambe.
À Sotchi, le chef de l’État burkinabé a, une nouvelle fois, insisté sur le fait que «la réponse au terrorisme n’est pas que militaire», mais doit être conjuguée avec la lutte contre la pauvreté «à travers des projets de développement, des services sociaux de base, des projets de création de richesses et d’emploi, des projets en faveur des jeunes ou encore des projets visant à l’autonomisation des femmes», a martelé Roch Marc Christian Kaboré.
Il a par ailleurs nié que le rapprochement de l’Afrique avec la Russie puisse compliquer ses relations avec ses partenaires classiques comme la France et les États-Unis. «Tous ces pays entretiennent des relations avec la Russie. Pourquoi pas l’Afrique? On ne peut pas nous refuser le droit de diversifier également nos partenaires», a-t-il déclaré dans un entretien accordé à la chaîne RT. Interrogé sur le rôle que peut jouer la Russie dans la lutte contre le terrorisme en Afrique, et particulièrement au Burkina Faso, il a répondu dans un communiqué de la présidence burkinabè: «Nous avons simplement demandé à la Fédération de Russie de s’investir dans les différentes initiatives qui sont déjà prises.»
L’ombre de la Libye
Sur un mode plus offensif, le président tchadien Idriss Déby s’est à nouveau insurgé, lors de ce sommet, contre l’intervention militaire occidentale de 2011 en Libye qui a engendré, selon lui, la déstabilisation de la sous-région et du Sahel. Il a appelé la Russie à soutenir militairement, politiquement et diplomatiquement le continent.
«La déstabilisation du Sahel par le terrorisme est étroitement liée au chaos installé en Libye à la suite de l’intervention militaire de 2011. L’Afrique, qui subit aujourd’hui de plein fouet les contrecoups de ce chaos, est pressée de trouver une sortie de crise, même si elle continue d’être injustement marginalisée dans la gestion de cette crise», a dénoncé Idriss Deby dans son intervention à Sotchi.
«La paix et la sécurité sont essentielles pour le développement d’un pays ou d’une région», s’est-il insurgé, alors que «depuis bientôt dix ans, le Sahel fait face à une grave menace terroriste à cause de la crise libyenne». Le président tchadien a aussi rappelé à Sotchi que les États affectés par la menace terroriste, qu’il s’agisse du bassin du lac Tchad ou de ceux du G5 Sahel, consacrent entre 18% et 32% de leur budget à l’effort sécuritaire.
«Dans ce combat du Sahel contre le terrorisme, le soutien de la Fédération de Russie est vital pour renforcer la stabilité régionale. L’appui en formation et équipements militaires, le partage des renseignements et des expériences avec les forces africaines engagées sur ce front seront d’une grande utilité», a affirmé Idriss Deby.
Pour Paul Kananura, président de l’Institut Mandela dont le siège est à Paris, sans des politiques plus audacieuses de la part des États sahéliens et de leurs alliés pour lutter contre la menace terroriste, l’Afrique risque d’être rayée de la carte. Aussi, les chefs d’État africains sont-ils légitimement venus à Sotchi pour bénéficier de l’expérience russe, acquise notamment en Syrie.
Une manière, selon lui, pour les dirigeants africains de s’attacher de nouveaux services en diversifiant l’offre afin de les aider à configurer une architecture de sécurité nationale et régionale. À ce titre, la présence de l’armée et des forces spéciales russes sur le terrain pour donner des formations et participer à des opérations militaires est la bienvenue.
«Le partage de renseignement et d’expérience militaire est nécessaire pour vaincre le terrorisme, surtout que l’Afrique est très en retard pour prévenir, contenir et détruire les groupes terroristes. La contribution russe au développement des capacités opérationnelles et de projection des forces de défense sur le théâtre des opérations est non seulement la bienvenue, mais elle sera aussi très utile dans la guerre asymétrique que mènent les dirigeants africains contre les groupes djihadistes», a-t[CH1] -il déclaré au micro de Sputnik.
Le chercheur rwandais, qui conseille les gouvernements africains sur leurs politiques sécuritaires et en matière de stratégies géopolitiques, estime par ailleurs que la coopération russe avec la force Barkhane basée au Mali, pays avec lequel Moscou a déjà signé un accord militaire, est non seulement envisageable, mais qu’elle est hautement souhaitable.
«La force Barkhane est là pour combattre le terrorisme. Si la Russie s’implique dans cette même entreprise, tout le monde alors partagera le même objectif et la même analyse des menaces. La coopération en devient non seulement automatique, mais vitale. C’est une question d’analyser une pesanteur stratégique déterminée par des intérêts communs», poursuit le directeur de l’institut Mandela.
De son côté, le chef de l’État tchadien continue de plaider pour une réforme de l’ONU face à ce qu’il a qualifié «d’injustice envers l’Afrique», lors de la dernière assemblée générale de l’organisation. Selon lui, le soutien politique et diplomatique de la Russie, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, est fondamental pour l’aboutissement des efforts de l’Afrique visant à obtenir voix au chapitre au sein du Conseil de sécurité de l’ONU dans le cadre de sa réforme.
«Éviter le retour à la guerre froide»
Pour Ahmedou ould Abdallah, président du Centre 4S basé à Nouakchott, l’arrivée de la Russie au Sahel devrait permettre aux États sahéliens de mieux faire entendre leur voix à l’ONU, à condition toutefois de ne pas «mettre la charrue avant les bœufs» et de brûler tous leurs soutiens actuels.
Le risque majeur, pour lui, en plus d’une recrudescence des attaques terroristes au lieu de leur diminution du fait des projecteurs qui seront davantage braqués sur cette région, est le retour à une situation de guerre froide avec deux camps que se feraient face. Interrogé par des médias russes à Sotchi, le secrétaire permanent du G5 Sahel, Maman Sambo Sidikou, a confirmé, pour sa part, que les cinq présidents du G5 Sahel présents au sommet de Sotchi s’étaient tous entretenus avec Vladimir Poutine sur la faisabilité de déployer des conseillers militaires, à l’instar de ce qui s’est fait en Centrafrique.
«Nous, Sahéliens, devons faire attention à ne pas jouer l’un contre l’autre de nos alliés au risque de nous retrouver encore plus marginalisés. Je suis de cette génération et j’ai vu les dégâts provoqués par la guerre froide en Afrique. Evitons cette situation qui serait la pire pour tout le monde! Je ne crois pas que la Russie veuille s’impliquer militairement dans le Sahel. Elle a déjà ses intérêts stratégiques clairement établis en RCA, en Angola, au Soudan et d’autres intérêts plus économiques en Guinée ou bien en Égypte et en Algérie. Disposant d’un vaste réseau diplomatique en Afrique, elle est de surcroît parfaitement informée de la complexité de la situation au Sahel qui demande, d’abord, des solutions africaines à un problème africain», témoigne le président du Centre 4S au micro de Sputnik.Pour cet ancien représentant spécial de secrétaire général des Nations unies au Burundi, au Sénégal – où il a créé et dirigé le bureau régional de l’ONU (Unowa) – ainsi qu’en Somalie, qui fut aussi ministre des Affaires étrangères dans son pays, les premières causes du terrorisme en Afrique sont à chercher «dans le divorce entre le monde rural et le monde urbain en Afrique, entre une jeunesse qui veut s’émanciper économiquement et culturellement, mais qui fait face à des oligarchies et à des transferts des ressources dans les paradis fiscaux», affirme-t-il.
«La Russie est présente en Afrique là où elle peut et veut être: la Libye, l’Algérie, le Congo-Brazzaville, etc. Et n’oublions jamais que les intérêts stratégiques de Moscou sont cent fois plus grands avec Paris, Berlin ou Londres qu’ils ne le sont avec Ouagadougou, Niamey ou Bamako. Même si Sotchi va marquer un tournant dans la présence russe sur le continent, c’est surtout dans la coopération économique, voire technologique, que les plus grandes avancées sont à attendre», conclut Ahmedou ould Abdallah.Depuis que les pays occidentaux ont sanctionné l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, Moscou a signé une vingtaine d’accords de coopération militaire en Afrique subsaharienne, notamment avec l’Éthiopie, le Nigeria et le Zimbabwe. Ces accords portent généralement sur la fourniture d’armes et l’entraînement dans des domaines tels que la lutte contre le terrorisme et la piraterie.
Dans ses efforts pour relancer des relations anciennes qui s’étaient estompées après l’effondrement de l’Union soviétique, la Russie rejoint en cela un certain nombre de pays tels que la Turquie et les Émirats arabes unis, qui cherchent à établir des bases en Afrique, à jouer un rôle de médiateur lors des différends diplomatiques et à conclure des accords. Le sommet de Sotchi, avec son Forum économique qui a drainé de nombreux chefs d’entreprise et décideurs africains de la société civile, a montré qu’elle était aussi décidée, à l’instar de la Chine, de diversifier son offre.