Coup d’Etat constitutionnel en Tunisie, une technique qui a connu une très longue histoire

Un président qui s’octroie les pleins pouvoirs pour un mois mais qui joue déjà les prolongations. Sortir de la crise économique et sociale : voilà le prétexte invoqué par Kais Saied pour geler les activités du Parlement tunisien, dix ans après le Printemps arabe. Le président tunisien a interprété un article de la constitution qui prévoit des mesures exceptionnelles en cas de “péril imminent” à la sécurité nationale pour s’octroyer les pleins pouvoirs, limoger le chef du gouvernement Hichem Mechichi et suspendre le Parlement pour une période initiale de 30 jours. Mais après un mois, il prolonge cet état d’urgence, n’a toujours pas nommé de gouvernement et pourrait aller plus loin, par exemple suspendre la constitution. Kais Saied semble en tout cas vouloir concentrer le pouvoir entre ses mains.

Prépare-t-il un coup d’Etat ? Se considère-t-il comme l’homme providentiel pour tirer le pays de l’ornière ? Envisage-t-il de se maintenir seul au sommet ? Suivra-t-il l’exemple d’autres putschistes ou pouvoirs autoritaires en Afrique et ailleurs ?

Impossible à dire aujourd’hui, mais en attendant on peut passer en revue certains cas d’école qui montrent des similitudes avec la situation actuelle en Tunisie.

Confisquer le pouvoir, puis légaliser son acte

Le scénario auquel on assiste à Tunis rappelle certains exemples qui parsèment l’histoire. Depuis le renversement du roi sumérien Ur-Zababa, détrôné par son ministre Sargon en Mésopotamie en 2340 avant JC, les usurpateurs et les tyrans ont conspiré et comploté à Babylone, dans la Grèce et la Rome antiques. Des vizirs sont devenus calife à la place du calife. Des monarchies ont été remplacées par des républiques, des démocraties par des dictatures, des oligarchies par des rois ou des empereurs autoproclamés.

Le putsch se distingue du coup d’Etat par la violence, mais l’usage de la force n’est jamais bien loin : dans coup d’Etat, il y a “coup”… C’est d’ailleurs la partie qu’en a retenue la langue anglaise dans son emprunt au français. L’espagnol nous a donné “golpe”, l’allemand (le Schweizerdeutsch) “Putsch”.

La révolution diffère du coup d’Etat par son aspect populaire. Le coup d’Etat flirte avec la légalité : il remet en question l’ordre établi, enfreint les règles existantes quitte à les réinterpréter puis les réécrire.

Il se définit selon l’historien français Albert Vandal comme “un acte violent d’une partie des pouvoirs publics contre l’autre”, principalement le pouvoir exécutif contre le pouvoir législatif. Un Premier ministre, ou dans le cas tunisien, un président, qui neutralise le Parlement.
Bonaparte contre Malaparte

Dans la longue liste des coups d’Etat compilée par Wikipedia, un exemple français fait école : le coup d’Etat du 18 Brumaire. Deux étapes : contrôle des organes de l’Etat, puis régularisation par le biais d’une nouvelle constitution.

Nous sommes en 1799 et c’est Napoléon Bonaparte qui est à la manœuvre. L’armée est derrière lui. Mais son arme est aussi la surprise et de plus, il s’appuie sur deux des cinq membres du Directoire, l’exécutif de l’époque, pour neutraliser le Parlement. Une opération facilitée par le fait d’avoir son propre frère Lucien Bonaparte à la présidence d’une des deux chambres, le Conseil des Cinq-Cents. Malgré ces atouts, la soldatesque doit intervenir quand des élus se rebellent contre Napoléon Bonaparte qui prononce un discours maladroit. Il assoit son pouvoir en instaurant une Commission consulaire exécutive qui rédige une nouvelle constitution. Il devient Premier consul, bref chef de l’Etat.

L’exemple du coup du 18 Brumaire sera imité par Napoléon III en 1851, là c’est le plébiscite qui lui permet d’arriver au pouvoir. Louis Napoléon Bonaparte reconnaît être sorti de la légalité, mais s’estime absout par “plus de 7 millions de suffrages”. Il a pourtant violé la légitimité constitutionnelle de la IIème République mais en appelle au peuple, du moins à sa moitié masculine pour faire approuver ses desseins.

L’écrivain italien Curzio Malaparte a choisi son pseudonyme en se basant sur le destin de l’empereur français jugeant que “Napoléon s’appelait Bonaparte, et il a mal fini : je m’appelle Malaparte et je finirai bien”.

Son premier succès est justement un essai “La technique du coup d’Etat” qui analyse huit coups d’Etat modernes dont celui de Bonaparte, réussi, ceux manqués de Trotski et de Hitler en 1923, et donc celui de Mussolini, ce qui lui a valu d’être brûlé en place publique en Allemagne, des persécutions et l’exil de la part du régime fasciste.
Le revolver à 7 coups de Mister Bob

L’histoire récente de l’Afrique est aussi parsemée de coups d’Etat. Parfois le fait d’acteurs locaux, mais souvent avec l’implication des pouvoirs étrangers depuis la période des indépendances. Un nom surgit à plusieurs reprises, celui de Bob Denard, mercenaire français décédé en 2007.

Matelot dans l’armée française, volontaire pour la guerre en Indochine, c’est un anticommuniste convaincu. Il commence sa carrière de barbouze avec un complot contre le chef du gouvernement français Pierre Mendès France, ce qui lui vaudra 14 mois de prison. De 1960 à 1963, les patrons de “Mister Bob” sont à chercher du côté des grandes sociétés. Avec ses “affreux”, il faut soutenir l’Etat indépendant du Katanga qui proclame son indépendance du Congo. Ensuite, c’est le Yémen, pour le compte des Saoudiens et du MI6, les services secrets britanniques, contre les républicains.

Denard servira aussi le MI6 et l’UNITA en Angola, puis interviendra dans les coups d’État aux Comores en 1975 et 1978, échouera en 1977 à renverser la république au Bénin, se voit proposer d’intervenir la même année aux Seychelles.

Point commun à tous ces coups : derrière ce soldat de fortune se cachent des intérêts étrangers, parfois des entreprises privées, souvent des Etats. Et tout cela dans une culture du secret et une fin de vie marquée par l’Alzheimer qui rend difficile de cerner les commanditaires.
La violence d’Etat comme outil de gouvernement

Le parcours de Bob Denard éclaire de longues pages de l’histoire des pays africains après la décolonisation : la lutte contre le communisme est à la base de nombreux coups. Une constante qui se retrouve ailleurs.

Au Chili par exemple. La présidence de Salvador Allende fait craindre aux Etats-Unis une “soviétisation” du pays. Le général Pinochet se joint à un complot militaire pour faire tomber le président. Il projette de le tuer mais Allende se suicide.

La répression durant la dictature de Pinochet est un exemple de la violence terrible qui découle du coup d’Etat : stades transformés en centre de détention, camps de concentration, torture, assassinats politiques, disparitions… Une technique de l’horreur qui s’exporte en Amérique latine dans les dictatures qui apparaissent en Argentine, en Bolivie, au Brésil, au Paraguay, en Uruguay.

Cette violence d’Etat se retrouve aussi dans le dernier coup d’Etat en date avant la Tunisie, avec la Birmanie, où le 1er février dernier, les militaires ont confisqué le pouvoir au gouvernement élu d’Aung San Suu Kyi. Là aussi, la répression est sanglante, les élections annulées, les droits humains bafoués et les opposants en prison, déclenchant colère, guérilla et insurrection notamment dans le nord et l’est du pays.
Ces vieux dirigeants africains qui n’arrivent plus à passer la main

Retour en Afrique subsaharienne avec un phénomène qui se répand ces dernières années : le coup d’Etat constitutionnel. On voit de plus en plus de dirigeants africains refuser de s’en tenir à la durée de leur mandat ou à des échecs électoraux. Alors on change… les lois.

La liste est longue, elle est dressée par la directrice adjointe de Human Rights Watch Ida Sawyer. Teodoro Obiang Nguema Mbasogo en Guinée équatoriale, José Eduardo dos Santos en Angola, Robert Mugabe au Zimbabwe, Denis Sassou Nguesso au Congo-Brazzaville, Alassane OUattare en Côte d’Ivoire et même un Tunisien : Zine el-Abidine Ben Ali finalement emporté par le tout premier Printemps arabe…

Même les plus lucides tombent dans le travers de s’accrocher au pouvoir : “Le problème en Afrique en général, et en particulier en Ouganda, ce n’est pas le peuple mais les dirigeants qui veulent rester au pouvoir”, déclarait il y a 35 ans déjà, Yoweri Museveni, chef de l’État ougandais, âgé aujourd’hui de 76 ans. Il a fait abroger la limite d’âge, jusque-là fixée à 75 ans, pour pouvoir briguer un nouveau mandat à la présidentielle de janvier dernier. Un sixième mandat obtenu au terme d’une campagne violente marquée par le harcèlement et l’arrestation de personnalités de l’opposition, des attaques contre les médias et la mort de dizaines de personnes.

Au Burundi, la limitation à deux termes de la présidence n’a pas empêché Pierre Nkurunziza de briguer un troisième mandat en dépit des protestations. Il est décédé subitement le 8 juin 2020 officiellement d’un arrêt cardiaque après des mois de déni de l’épidémie de coronavirus.

Enfin en République démocratique du Congo, le président Joseph Kabila a prolongé au-delà des deux mandats consécutifs sa présidence avant d’accepter des élections pour lui désigner un successeur.

Violences, persécutions, répressions, presse réduite au silence : ce sont en général les ingrédients utilisés par ceux qui cherchent à se maintenir au pouvoir au-delà du terme légal. L’autre arme est à nouveau le référendum, comme Paul Kagame l’a fait au Rwanda en 2015.