Une décennie après le début du soulèvement contre Mouammar Kadhafi le 17 février 2011, la Libye est exsangue, minée par les conflits armés, rongée par la mainmise des puissances étrangères et les divisions du Conseil de sécurité des Nations unies.
Le 17 février 2011, à Benghazi, suite à deux jours de manifestations qui réclament la libération de l’avocat et militant des droits de l’homme, Fathi Terbel, une foule de 600 personnes se rassemble devant le poste de police principal de la ville. Les manifestants sont violement réprimés. Cela n’arrête pas la protestation qui s’élargit et se poursuit pour devenir quotidienne. La police quitte la ville et le régime de Kadhafi, depuis Tripoli, promet de punir Benghazi. Très vite, la rébellion gagne plusieurs villes de l’est libyen. Des renforts sont envoyés de Tripoli à l’est mais sont stoppés à Ras Lanouf, dans le croissant pétrolier, à quelque 600 kilomètres de Benghazi. Des combats y opposent pendant plusieurs semaines l’armée et les rebelles. À Misrata aussi, des combats opposent les forces du régime et les révolutionnaires qui ont pris les armes.
La communauté internationale adopte, le 17 mars 2011, au conseil de sécurité des Nations unies, la résolution 1973 qui permet d’intervenir militairement en Libye pour imposer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de ce pays et « protéger la population civile libyenne ». Cette coalition, dirigée par la France, le Royaume-Uni et les États-Unis, mène des centaines des frappes visant les positions du régime.
Le 20 août 2011, les révolutionnaires armées font leur entrée à Tripoli qu’avaient fuit Mouammar Kadhafi et les influents membres de son régime. Le « Guide » s’installe à Syrte, où les combats se poursuivent. Le 20 octobre 2011, des avions américains et français frappent le convoi de Mouammar Kadhafi, qui tentait de quitter Syrte. La tête du régime tombe. En plus de Mouammar Kadhafi et de l’un de ses fils, quelque 80 responsables du régime sont liquidés sur-le-champ par les révolutionnaires, aidés par l’aviation de l’Otan.
La chute du régime du colonel Mouammar al-Kadhafi en Libye, après 42 ans de règne, fait sombrer le pays dans une décennie de violences et de souffrances meurtrières. Une lutte acharnée pour le pouvoir et la légitimité est alors lancée. Des acteurs, qui ont été écrasés sous le poids du pouvoir dictatorial, tentent alors de conquérir le pouvoir. Plusieurs guerres ont lieu, mettant à mal les rêves de démocratie. Le pays plonge dans un conflit armé complexe, attisé par des ingérences étrangères multiples et contradictoires. En lieu et place de la démocratie souhaitée, le pays s’enfonce dans l’anarchie.
Les islamistes libyens veulent le pouvoir
Comme dans tous les pays marqués par le « printemps arabe », les soulèvements sont accompagnés d’une poussée de la mouvance islamique, encouragée par les États-Unis et aidée financièrement par le Qatar. Les partis de l’islam politique en Libye, toutes mouvances confondues, du plus modéré au plus extrémiste, s’allient pour prendre le pouvoir.
Les islamistes, qui étaient pour la plupart emprisonnés du temps de Kadhafi, sont libérés suite aux frappes de l’Otan et participent largement au conflit armé en tant que « révolutionnaires du 17 février ». Ces révolutionnaires considèrent que le pouvoir en Libye doit leur revenir de facto, et se sentent légitimes après s’être « sacrifiés » sur les champs de bataille. C’est ainsi qu’ils refusent à deux reprises les résultats des urnes aux élections municipales de 2012 et de 2014, en usant de leurs armes.
En 2012, les islamistes jouent le jeu de l’élection. Ils forment plusieurs partis politiques et participent aux urnes. La victoire des libéraux, à cette première élection démocratique organisée en Libye depuis un demi-siècle, les surprend.
À cette date, l’espoir des Libyens en un vrai et profond changement politique est immense. Le CGN, le Congrès général national, prend le pouvoir et remplace le CNT, le Conseil national de transition formé en 2011 pour gérer le pays et assurer la transition. Très vite, le CNT est mis sous le joug des islamistes. Le Congrès général national accorde, non sans difficultés, sa confiance au gouvernement d’Ali Zaidan. Deux ans plus tard, en 2014, ce dernier est obligé de démissionner et il quitte le pays sous la menace.
Les législatives de 2014
Le 25 juin 2014, de nouvelles élections législatives ont lieu et une fois de plus ce sont les libéraux et les indépendants qui gagnent le scrutin. D’ailleurs, il faut plusieurs semaines pour annoncer les résultats. En juillet, les milices de Misrata, alliées à d’autres groupes armés issus des Frères musulmans, venus d’autres villes de l’ouest de la Libye, envahissent la capitale pour chasser les milices non-islamistes de Zintane. L’opération est baptisée Fajr Libya (« l’aube de la Libye »). Sa cible privilégiée est l’aéroport international situé sur une colline stratégique. Ces forces étendent alors leur pouvoir sur la capitale, Tripoli, puis sur le croissant pétrolier.
Le Parlement libyen issu des élections de 2014, toujours en place aujourd’hui, s’enfuit à l’est du pays. Il nomme un gouvernement qui s’installe à Al-Bayda, à l’est, pour des raisons sécuritaires et afin de pouvoir tenir ses réunions hors des menaces des milices. Le Parlement lui-même s’installe également à l’est, à Tobrouk.
À l’ouest, un autre gouvernement est alors mis en place par les islamistes et les milices à Tripoli. Il survit jusqu’à l’arrivée du gouvernement de Fayez el-Sarraj, en mars 2016, suite à l’accord de Skhirat signé fin 2015. Le but de cet accord politique était d’unifier le gouvernement libyen, mais il produit un effet contraire : deux gouvernements parallèles coexistent encore aujourd’hui.
Khalifa Haftar et le désir d’un pouvoir militaire
Le maréchal Khalifa Haftar rêve depuis toujours du pouvoir. Veut-il imiter Mouammar al-Kadhafi ou le raïs égyptien ? En tout cas, il préfère le régime autoritaire à la démocratie. « Les Libyens ne sont pas encore prêts à la démocratie », n’a-t-il de cesse de répéter.
Dans les années 1980, Khalifa Haftar a été un général de l’armée libyenne de l’ancien régime. En 1990, il s’exile aux États-Unis, après avoir tenté, à plusieurs reprises, de renverser le colonel Kadhafi avec l’appui de la CIA. Il rentre à Tripoli suite au soulèvement de 2011 et participe aux combats contre les forces de Kadhafi dans l’est libyen, où il acquiert sa légitimité. Il fonde l’Armée nationale libyenne (ANL), formée en grande partie de militaires de l’ancien régime. Plus tard, L’ANL intègre dans ses rangs des brigades islamistes salafistes (anti-Frères musulmans). Dans la pratique, ses multiples exactions ne la différencient pas des milices de l’ouest.
En 2014, Khalifa Haftar lance son opération al Karama – « Dignité » – pour « se débarrasser des groupes extrémistes islamistes à Benghazi », selon le discours officiel. En réalité, ce militaire veut apparaitre comme l’homme providentiel, comme un rempart contre les islamistes. Il reçoit pour cela le soutien de l’Egypte, des Émirats arabes unis et de la Russie, entre autres. Il lui faut trois ans pour reprendre la ville et repousser plusieurs mouvements extrémistes, comme Ansar al-Charia et le groupe des révolutionnaires de Benghazi. Il reprend également, en 2016, le croissant pétrolier et engage ensuite des combats contre les extrémistes à Derna.
En avril 2019, après avoir sans doute obtenu un consentement tacite des Américains, il tente de conquérir Tripoli, qui est officiellement aux mains de Fayez el-Sarraj, mais qui est en réalité sous le contrôle des milices islamistes. Khalifa Haftar arrive aux portes de Tripoli, mais ne parvient pas à s’emparer de la capitale libyenne et refuse à plusieurs reprises de faire la paix avec Fayez el-Sarraj, au Caire, à Abou Dhabi, à Paris, à Moscou et enfin à Berlin en janvier 2020. Quand Paris annonce en 2019 un accord pour des élections en fin d’année, ses fidèles font campagne pour le nommer à la tête du pays. Une façon de contourner les urnes. Plus généralement, le délai pour ces élections est très court et presque impossible à organiser, selon l’aveu de l’ONU. En mai-juin 2020, avec l’aide de drones turcs, les milices qui tiennent Tripoli contre-attaquent victorieusement et repoussent les forces pro-Haftar jusqu’à Syrte.
Les erreurs de la communauté internationale en Libye
Dans son livre « Une terre promise », Barack Obama, l’ancien président américain, reconnaît que son intervention en Libye reste le plus grand regret de ses deux mandats. Cela a été « une grande erreur », écrit-il. Et pour cause, la communauté internationale s’est vite désengagée du dossier libyen et « n’a pas assuré la suite », regrettent les chefs d’État africains qui plaident pour une solution inclusive.
Pire encore, les 15 membres du Conseil de sécurité des Nations unies sont toujours divisés sur la question libyenne. Les Européens aussi. Quant à l’administration Trump, elle est versatile. D’abord pro-Haftar, puis aux abonnés absents, elle encourage ensuite la Turquie à s’installer en Libye afin d’y contrer les Russes. Les mercenaires russes de Wagner s’étant engagés aux côtés de Khalifa Haftar. Ankara renforce en effet sa présence militaire et économique à Tripoli.
Il faut dire que la Libye représente une position stratégique en Afrique. Elle possède la plus grande réserve pétrolifère sur le continent et une énorme réserve de gaz à l’est de la Méditerranée. Depuis la Seconde Guerre mondiale, ses richesses sont convoitées par les grandes puissances et, plus récemment, par les puissances régionales.
L’impuissance des Nations unies
Depuis dix ans, les profondes divisions au sein du conseil de sécurité des Nations unies compliquent toute recherche de solution politique. Avec pertinence, le Libanais Ghassan Salamé, l’ancien représentant spécial du secrétariat général de l’ONU, a dénoncé les pays qui « disent une chose et font son contraire ».
Mais l’ONU n’est pas toujours cohérente avec elle-même. Les accords de Skhirat, obtenu sous l’égide de l’ONU en décembre 2015, avaient exclu le camp de Khalifa Haftar, ainsi que les partisans de l’ancien régime. Cette fois-ci, sur les 74 membres que compte le forum de dialogue libyen, qui a désigné le 5 février 2021 le nouvel exécutif, 42 sont des islamistes. Les membres du forum ont tous été choisis par l’ONU. Et l’Alliance des forces nationales, un parti libéral et laïc qui jouit d’une large popularité, n’a eu droit à aucun représentant !
D’ici le 24 décembre prochain, le nouvel exécutif issu du vote de ce forum a tout juste dix mois pour accomplir une mission très complexe, qui doit mener à des élections dans un pays qui est partagé entre deux pouvoirs et qui subit la présence militaire de deux forces étrangères : les Turcs et les Russes. Même si les élections générales se tiennent bien le 24 décembre prochain, la communauté internationale sera-t-elle cette-fois-ci capable de garantir le résultat des urnes en Libye ?
Qui peut promettre aux Libyens exténués et à bout de souffle, dix ans après la chute du régime de Kadhafi, que les forces armées de part et d’autres se plieront aux résultats des élections ? Malgré la lueur d’espoir suscitée par la naissance de ce nouvel exécutif intérimaire, le chaos libyen semble insoluble.