Après des années d’impasse militaire, les Maliens ont décidé d’ouvrir les voies du dialogue avec les groupes armés. Une décision variablement appréciée, mais qui pourrait précipiter l’issue d’un conflit dans lequel la France est engagée depuis 2013.
Le poids des chiffres, le choc des images
Depuis Bamako, le 2 novembre dernier, la ministre des Armées française, Florence Parly, a annoncé que l’opération « Barkhane », dans la journée du 30 octobre, avait neutralisé une cinquantaine de djihadistes affiliée à AQMI. La séquence de cette annonce est presque parfaite, tandis que la Ministre est entourée des plus hauts personnages de l’État malien, le président Bah N’Daw, le vice-président Assimi Goïta et le Premier ministre Moctar Ouane, laissant croire à l’alignement des positions françaises et du gouvernement malien de transition alors que le désaccord stratégique entre Paris et Bamako se creuse sur la question de savoir s’il faut ou non négocier avec les terroristes. En effet, le 4 octobre dernier, les nouvelles autorités, en échange de la libération de quatre otages (1) ont relâché quelque 200 djihadistes, le tout assorti suivant différentes sources d’une rançon de 30 millions d’euros (2). Dans les jours qui ont suivi cet échange, tout à leur joie d’avoir asséné un camouflet à la France, Iyag Ag Ghali, figure de proue du GSIM (Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans) et ses compagnons visiblement rassénérés d’avoir retrouvé leurs camarades et d’avoir désormais quelques millions à investir, se sont fendus d’une image des ripailles de leurs retrouvailles sur les réseaux sociaux. On imagine le malaise, et c’est un euphémisme, des militaires français, dont 50 sont décédés au Sahel depuis 2013…
Sans doute — et sans préjuger d’une réponse symétrique — fallait-il une opération d’envergure et une image pour remobiliser les troupes et montrer une cohésion, au moins de façade, entre Paris et Bamako. « Alors que les autorités de transition malienne ont réaffirmé leur engagement dans la lutte contre le terrorisme, ce succès tactique nous montre une fois de plus que les groupes terroristes ne peuvent pas agir impunément face à nos forces », a assuré Mme Parly. Or, dans le cadre des négociations avec les djihadistes pour libérer les otages, une brèche a été ouverte. Et en deux occurrences, soit en 2017 lors de la Conférence d’Entente nationale puis en 2019 dans le cadre du Dialogue national inclusif (DNI), les Maliens se sont montrés favorables à ce type de dialogue. Dans une tribune accordée au Monde, le général Bruno Clément-Bollée s’interroge quant aux suites à donner à cette libération de terroristes : « Comment poursuivre dans ces conditions la lutte contre le terrorisme religieux au Mali ? Il faut s’expliquer. Avec les Maliens, il convient de savoir ce qu’ils veulent et redéfinir les règles du jeu. Avec nos alliés, il faut redéfinir les buts de cette guerre, l’effet final recherché. Que faire désormais au Sahel ? Contre qui nous battons-nous ? ».
Après huit années de présence, le constat est là, la plaie est béante, révélant une dissonance entre la lecture française et les dynamiques locales. En dépit de l’utilisation de catégories d’analyse, projetant des représentations occidentales, au détour de l’utilisation de termes comme « djihadistes », « islamistes », « terroristes », la figure de l’ennemi en raison de son endogénéisation est en réalité de plus en plus floue, ses contours difficiles à définir et la religion loin d’être une motivation première (3).
L’opération « Serval » était bien partie
En 2013, après maintes hésitations, alors que le Nord du Mali jusqu’à Mopti était sous le joug d’AQMI, le président François Hollande, qui avait souhaité rompre avec le rôle de gendarme au sein de son « pré carré », envoyait l’opération « Serval » pour une période initiale d’un an. Après avoir préservé Bamako promise à une destinée funeste, la France était alors acclamée par la population malienne. C’est sous les vivats que François Hollande fut accueilli et le 2 février 2013, il prononçait, à Bamako, un discours ému, mâtiné de naïveté : « Je veux vous dire que je viens sans doute de vivre la journée la plus importante de ma vie politique, parce qu’à un moment une décision doit être prise, elle est grave, elle engage la vie d’hommes et de femmes. » Une phrase, sans doute sincère, mais qu’un président ne devrait peut-être pas dire… tant remporter une bataille ne signifie pas gagner la guerre !
Les efforts consentis ont en effet entraîné un repli temporaire ou permanent des djihadistes dans les pays voisins du Mali. La menace se diffuse alors et prend, après restructuration des groupes un temps défaits, un caractère transnational inédit. Si certains analystes avancent que les djihadistes n’ont pas de frontière, en réalité, c’est tout le contraire. En l’absence de politique intégrée de gestion des frontières, ils se jouent de ces dernières, tout autant que de leurs asymétries, qui deviennent des lieux d’opportunités plurielles. Les terroristes et groupes criminels organisés sont inscrits dans des territorialités transterritoriales, c’est-à-dire qu’ils se déplacent dans le cadre de réseaux leur offrant un espace de mobilité d’une grande volatilité.
Si à l’issue de cette première année il y a eu des débats entre l’Élysée et l’Armée, sur le fait de rester ou non, la lecture du CEMA l’a emporté. L’opération « Barkhane » était créée le 1er août 2014.
« Barkhane » : une opération d’occupation ?
Après plusieurs années de présence, et ce en dépit de succès tactiques, de la signature des accords d’Alger, de l’aide à la création du G5 Sahel et à l’opérationnalisation de sa force conjointe en vue d’une africanisation des voies de solution, les résultats se font attendre tandis que les familles africaines et françaises dénombrent leurs morts. La situation sécuritaire est à la dégradation. Par effet de contagion, la menace s’est propagée au Niger, au Burkina Faso mais aussi aux pays côtiers. Dans un contexte de confusion, et considérant l’asymétrie des forces en présence, des interrogations assez légitimes émergent. L’idée d’un complot ourdi par la France s’est répandue en 2019, au Mali. Dans une vidéo virale publiée sur Facebook en bambara, le chanteur de renommée internationale, Salif Keïta interpelle le président de l’époque Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) en ces termes : « Koro [“grand frère” en bambara], si tu as peur de dire la vérité à la France, si tu ne peux pas gérer ce pays, quitte le pouvoir, celui qui n’a pas peur le prendra, tu passes ton temps à te soumettre à ce petit Emmanuel Macron, c’est un gamin. Koro, tu n’es pas au courant que c’est la France qui finance nos ennemis (djihadistes) contre nos enfants ? » (b).
Évidemment, ces affirmations relèvent de la désinformation, mais elles ont levé le voile sur un phénomène que le gouvernement français considérait jusque-là sinon comme résiduel, du moins comme un épiphénomène : la montée du ressentiment anti-français. Si on connaît la cyclicité d’acceptation d’une force étrangère, qui de libératrice finit par être perçue comme une force d’occupation, il convient de rappeler que la France n’est pas seule à opérer dans la région. Sont également présents les casques bleus de la Minusma, les missions EUCAP Sahel (Mission européenne) et EUTM (Mission de formation de l’Union européenne) ainsi que le G5 Sahel. En revanche, compte tenu d’un passé qui ne passe pas, marqué au fer de la colonisation/décolonisation, le rejet est plus grand à son endroit. Dans ce contexte d’acrimonie, et tandis que « Barkhane » accusait la perte de 13 de ses soldats dans un accident d’hélicoptère en novembre 2019, le président français décidait de convoquer ses homologues du G5 Sahel.
Le sommet de Pau : un revirement stratégique ?
Lors de ce sommet de janvier 2020, le tout-militaire est reconsidéré à la faveur d’une approche multidimensionnelle. La priorité semble être donnée à l’engagement européen au travers de la création de la task force « Takuba » et du renforcement de l’Alliance Sahel. Les missions de l’opération « Barkhane » sont redéfinies comme suit :
• lutter contre les groupes armés terroristes, en particulier dans la zone des trois frontières ;
• accompagner et renforcer les capacités du G5 Sahel et appuyer les forces internationales ;
• agir au profit de la population à travers des actions civilo-militaires et l’aide médicale.
La coopération sur le terrain entre les différentes forces d’intervention semble plus fluide mais face au déficit sécuritaire, le développement ne peut qu’être ponctuel. Après 10 mois et une augmentation du contingent français de 600 hommes — qui malgré les discours semblent donner le primat au militaire — et si quelques succès peuvent être revendiqués, l’horizon est loin de s’éclaircir. Par ailleurs, le climat de transition politique au Mali, et les récentes options prises en faveur des négociations avec les terroristes peuvent-ils compromettre l’engagement des pays européens qui devaient rejoindre « Takuba » ? La question mérite d’être posée (5). Sur les plans politiques et financiers, la présence française au Sahel est à l’enlisement et ce à deux ans d’une échéance présidentielle.
Partir ou ne pas partir : telle est la question ?
Le retrait de la présence française se pose depuis plusieurs années et ce parfois de manière assez simpliste, alors que la question des modalités pratiques de ce retrait ne sera pas mince. Dans une tribune au Figaro, titrée « Mourir pour le Mali ? », Michel Roussin et Stephen Smith, respectivement ancien ministre de la Coopération et professeur détudes africaines à luniversité de Duke, n’hésitent pas à adopter un ton provocateur quitte à emprunter des raccourcis : « vouloir [dans le cas de la France] se ménager une porte de sortie en négociant avec les “bons” islamistes [le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans, dans le sillage d’Al-Qaïda, « moins pire » que l’État islamique dans le Grand Sahel] ne serait qu’un faux-fuyant et déboucherait sur un “Sahelistan”, l’équivalent pour la France de la débâcle américaine en Afghanistan » ; une lecture contredite par les deux dernières opérations de « Barkhane » en date du 30 octobre et du 5 novembre qui, successivement, ont neutralisé près d’une soixantaine de djihadistes affiliés justement à Al-Qaïda… Les auteurs de cette tribune soulèvent toutefois la question de la légitimité de cette opération, tandis que d’autres s’inquiètent : sans la France, le chaos ? Concernant le départ ou non des Français, la question n’est tranchée ni par Paris, ni par Bamako. Après le putsch du 18 août, un des premiers gestes de la junte a été de conforter son partenariat avec Paris. Si certains avouent craindre, en cas de départ des Français, pour l’avenir de leur pays soumis à une possible confrontation entre Al-Qaïda et l’EIGS, d’autres plaident pour que les Français soient moins visibles et deviennent un soutien logistique, de renseignement et de formation, afin de présider seuls à la destinée de leur pays. À ce jour, il est difficile de savoir quelle tendance l’emportera. Cependant, l’endogénéisation des voies de solution semble progressivement s’imposer.
Les récentes négociations ouvertes avec le GSIM montrent, après des années d’embouteillage sécuritaire, qu’il existe désormais un espace de dialogue inter-malien. On laissera aux cassandres le soin de prédire si les acteurs africains, et plus particulièrement les militaires, sont prêts ou non à assumer leurs charges. Reste à la France de décider si elle accepte cette nouvelle configuration et la limite de ce qu’elle peut ou non concéder, compte tenu des sacrifices consentis. En revanche, l’argument d’un pays qui, en son absence, sombrerait sous le joug de l’islamisme et de la charia devient de plus en plus spécieux. Des pays africains appliquent déjà ces règles institutionnelles, comme le Maroc ou la Mauritanie, qui sont des partenaires de la France. Le dénouement viendra-t-il des Français, des Maliens, d’une décision concertée ? Seul l’avenir nous le dira. Dans tous les cas, un pas ou une limite ont été franchis.