Composée d’une mosaïque d’entités opérationnelles, la coalition de groupes islamistes militants Jama’at Nusrat al Islam wal Muslimeen cherche à dissimuler derrière un front apparemment uni les opérations de ses différents constituants au Sahel, de manière à empêcher toute réponse plus robuste aux actions qu’elle mène.
Les évènements violents liés aux groupes islamistes militants au Sahel (au Burkina Faso, au Mali et dans l’ouest du Niger) ont été pratiquement multipliés par sept depuis 2017. Avec plus de 1 000 évènements violents recensés au cours de l’année précédente, le Sahel a enregistré la plus forte hausse d’actes extrémistes violents de tout le continent africain pour cette période1. La hausse des attaques a meurtri cette région : on y déplore environ 8 000 décès, des millions de personnes déplacées, un grand nombre d’attaques dirigées contre des fonctionnaires et des chefs traditionnels, des milliers de fermetures d’écoles et une activité économique considérablement réduite.
Les évènements violents attribués au JNIM (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans ou GSIM en français), que l’on constate depuis le nord du Mali jusqu’au sud-est du Burkina Faso, représentent plus de 64 % de l’ensemble des cas imputables aux groupes islamistes militants au Sahel depuis 2017. Le Front de libération du Macina (FLM) constitue de loin la faction la plus active du JNIM ; il opère depuis son fief du centre du Mali, pour s’étendre vers le territoire burkinabè.
Le JNIM fonctionne comme une organisation professionnelle au service de ses membres. Il donne l’impression d’être omniprésent et d’étendre inexorablement son emprise. Le fait de considérer le JNIM comme une entité à part entière alimente toutefois la perception erronée d’une structure unifiée sur le plan du commandement. Cette conception passe sous silence les réalités locales qui ont contribué aux activités des militants islamistes au Sahel. Penser que le JNIM serait une organisation unifiée fait le jeu des rebelles dont les motivations et les activités, mais aussi les vulnérabilités, sont obscurcies ou dissimulées. Le JNIM ne possède pas un seul QG, n’est doté d’aucune hiérarchie opérationnelle et n’est associé à aucun groupe de combattants susceptible d’être pris directement pour cible par l’armée. Alors, sachant que près de deux-tiers des actes de violence au Sahel sont imputables à ce groupe, prendre pour cible le JNIM ne s’apparenterait-il pas à simulacre de bataille ?
Qui est le JNIM ?
La coalition du JNIM se composait initialement de quatre groupes islamistes militants affiliés à Al-Qaïda : Ansar Dine, le FLM, Al-Mourabitoune et à Al-Qaïda au Maghreb islamique au Sahara (AQMI-Sahara). La composition des groupes est remarquable en ce que leurs chefs respectifs sont au départ des djihadistes Touaregs, peuls et arabes issus du Sahel et du Maghreb. L’étendue de la représentation ethnique et géographique a créé l’illusion d’un groupe unifié à l’influence grandissante. En réalité, les intérêts, l’influence territoriale et les motivations de chacune de ces factions sont dès le départ très diversifiés2. Le JNIM est actuellement uniquement représenté par des responsables de deux des groupes initiaux, Iyad Ag Ghali d’Ansar Dine et Amadou Koufa, du FLM, et dans une moindre mesure par Abou Jalil al Fulani, à la tête de la Katiba Serma, une émanation du FLM.
Iyad Ag Ghali, le fondateur d’Ansar Dine, est considéré comme le chef ou l’émir du JNIM. Il a créé Ansar Dine en 2011, lorsque le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), un mouvement séparatiste touareg basé dans le nord du Mali, refusa de le nommer à sa tête. Ag Ghali, un Ifoghas Kel Adagh Touareg, est originaire de la région de Kidal, dans le nord du Mali, où il a participé aux rébellions touarègues à partir des années 1990. En tant que chef d’Ansar Dine, il a noué des alliances avec AQMI et le MNLA en 2012, proclamant en mai de cette année-là le nord du Mali un « État islamiste ». En juillet 2012, Ansar Dine et AQMI-Sahara avaient mis à l’écart les séparatistes touaregs pour prendre le contrôle, respectivement, de Kidal et de Tombouctou.
Pendant la plus grande partie de l’année 2012, les groupes islamistes militants ont occupé le nord du Mali avant de se tourner vers le sud et notamment vers les régions plus peuplées du centre. À la demande du gouvernement malien, une intervention militaire franco-africaine (l’opération Serval), lancée en janvier 2013, a permis de disperser les terroristes vers les zones rurales ; ces derniers ont trouvé refuge dans le territoire vaste et accidenté du nord du Mali. Ag Ghali s’est servi depuis des combattants d’Ansar Dine pour créer une enclave d’influence politique au nord du Mali et parmi ses divers groupes armés.
Amadou Koufa avait quant à lui d’abord combattu dans les rangs d’Ansar Dine en 2012 et 2013. Après la dispersion d’Ansar Dine suite à l’opération Serval, Koufa a commencé à prêcher l’extrémisme dans tout le centre du Mali. Né à Niafounké, au Mali, et membre de la communauté peule, Koufa se serait radicalisé au contact de prêcheurs pakistanais représentants de la secte Dawa dans les années 20003. Pour rallier les habitants à sa cause, Koufa a exploité le mécontentement de bergers peuls tout en appelant dans le même temps à l’instauration d’une théocratie islamiste. En 2015, Koufa parvient, avec l’aide de membres de sa communauté, à rallier de nombreux habitants du centre du Mali.
En tant que leader du FLM, Amadou Koufa a orchestré la rébellion la plus meurtrière de toutes celles menées par les groupes du JNIM, en tentant notamment de renverser les autorités traditionnelles existantes et de diffuser sa conception de la charia dans tout le centre du Mali. L’influence et les activités du FLM se sont étendues au nord du Burkina Faso du fait des liens entretenus avec Ansaroul Islam, un groupe islamiste militant burkinabè créé par l’un des protégés de Koufa, Ibrahim Dicko.
Après la mort de Dicko en 2017, des groupes de combattants militants islamistes ont opéré jusqu’à la frontière séparant le Burkina Faso du Niger en s’appuyant sur les réseaux criminels existants. Des anciens d’Ansaroul Islam ont réintégré le FLM, alors que depuis le centre du Mali celui-ci étendait son emprise vers le sud en direction du nord et du centre-nord du Burkina Faso. Recourant de plus en plus à des tactiques violentes, le FLM a enregistré des progrès rapides dans ces zones plus densément peuplées, en cherchant à recruter localement des candidats ou obtenir des sources de revenus.
Selon les experts, les groupes affiliés au JNIM gagnent entre 18 et 35 millions de dollars par an, principalement en recourant à des extorsions de fonds sur les routes qu’ils contrôlent, sur les communautés qui dépendent de l’extraction artisanale, et dans une moindre mesure, en pratiquant des prises d’otages contre rançon4.
Bien que le JNIM entretienne des liens avec AQMI, cette dernière organisation ne s’est jamais constitué une base très importante de soutiens locaux au Sahel. Par ailleurs, son influence régionale, même en Algérie où elle est d’abord apparue, connaît une décrue5. Les décès des chefs liés à Al-Qaïda, notamment d’Abdekmalek Droukdel (AQMI), de Djamel Okcha et d’Ali Maychou (AQMI-Sahara), et de Mohamed Ould Nouini (Al-Mourabitoune), ont certainement accéléré l’érosion de toute influence directe revendiquée par le réseau mondial d’Al-Qaïda sur les combattants du JNIM. L’ambiguïté qui plane sur le statut actuel d’AQMI-Sahara et d’Al-Mourabitoune souligne en filigrane le rôle majeur joué par le JNIM. En offrant un front unifié, la coalition du JNIM obscure les nombreux revers essuyés par chacun de ces groupes, offrant ainsi l’illusion d’une cohésion, d’un commandement et d’un contrôle forts ainsi que d’une incontestabilité.
Cette illusion a été renforcée par le quasi-doublement des violences et des décès qui se sont produits au Sahel chaque année depuis 2016. Mais ces actes sont presque exclusivement le fait du FLM. L’affiliation du FLM à la coalition du JNIM masque sa progression et limite l’attention que les forces internationale et régionales lui prêtent.
Des objectifs, des tactiques et des territoires différents
Bien que le JNIM se présente comme un front uni représentant l’idéologie salafiste djihadiste au Sahel, on distingue quatre domaines d’intervention, selon la dynamique locale, qui fondent les actions des groupes constituant le JNIM.
Nord du Mali. Depuis sa création, Ansar Dine rivalise avec d’autres groupes séparatistes touaregs pour s’affirmer comme le principal acteur du nord du Mali et du sud algérien. Ag Ghali a prouvé son savoir-faire politique dans le nord du Mali en maintenant avec des chefs laïcs de la communauté touarègue des liens qu’il a utilisés pour garantir sa propre sécurité et son influence politique. Bien qu’Ag Ghali et Ansar Dine ne soient peut-être pas directement engagés dans le trafic de drogue ou de contrebande, il est en revanche certain qu’ils extorquent les membres des réseaux internationaux de crime organisé dans le nord du Mali en taxant les trafiquants de drogue sur les routes qu’ils utilisent pour acheminer leur marchandise6.
La collaboration établie par le passé entre Ag Ghali et les dirigeants d’AQMI-Sahara et d’Al-Mourabitoune lui a permis de mettre un pied dans des réseaux couvrant le Sahel et le Maghreb. Moins intégré localement, AQMI-Sahara et Al-Mourabitoune ont aménagé un accès pour faciliter dans ces régions des opérations de contrebande bien établies par ailleurs, assurant ainsi des revenus considérables à leurs organisations. À la suite des décès de chefs d’AQMI-Sahara et d’Al-Mourabitoune, ces opérations ont vraisemblablement été le fait d’Ansar Dine, ce qui a contribué à renforcer l’influence d’Ag Ghali dans le nord du Mali.
Centre du Mali et nord du Burkina Faso. Amadou Koufa, du FLM, et ses partisans (parmi lesquels la Katiba Serma) ont encouragé une idéologie extrémiste afin d’attiser les tensions inter- et intracommunautaires au sein de la société malienne. Le Front de libération du Macina fait directement référence à l’Empire peul du Macina du XIXème siècle qui couvrait approximativement une zone allant du centre du Mali au nord du Burkina Faso. Quoique les Peuls soient surreprésentés chez les combattants islamistes militants au Sahel, le FLM n’est pas exclusivement constitué de membres de cette ethnie7. Les opinions de Koufa sont par ailleurs loin de faire l’unanimité chez les Peuls. Toutefois, la perception du FLM en tant que groupe peul a suscité stigmatisations et représailles fondées sur des considérations ethniques, autant d’éléments exploités par Koufa afin de recruter de nouveaux membres.
« Plus de trois-quarts des violences commises par le JNIM et des décès associés sont survenus dans des zones dominées par le FLM ».
Les attaques de Koufa dirigées contre les chefs traditionnels ont été entreprises sous le couvert de l’autorité religieuse dont il jouissait en tant qu’imam. Le FLM a imposé une version stricte de la charia pour résoudre les litiges, a instauré une nouvelle taxe (la zakat) et a durci les normes sociales (en particulier à l’égard des femmes) dans plusieurs dizaines de villages du centre du Mali. Dans la plupart de ces zones, les combattants du FLM ont effectivement évincé les autorités maliennes, ce qui leur a permis d’imposer de fortes contraintes sur les habitants en recourant à la loi islamiste. Le FLM a appliqué un modus operandi similaire dans le nord du Burkina Faso.
Ces dernières années, plus de trois-quarts des violences commises par le JNIM et des décès associés sont survenus dans des zones dominées par le FLM. Ce dernier a également pris pour cible des civils, plus que n’importe quel autre groupe du JNIM. Sur huit évènements violents ayant pris pour cible des civils et attribués au JNIM, sept ont été perpétrés soit dans le centre du Mali, soit dans le nord du Burkina Faso. Alors que l’influence du FLM grandissait dans ces zones entre 2018 et 2020, les combattants ralliés à Koufa ont pris pour cible des civils dans près d’une attaque sur trois.
L’alliance de Koufa et d’Ag Ghali a fait progresser les ambitions individuelles de ces deux responsables et a permis d’éviter que les deux camps n’entrent en conflit grâce à une délimitation efficace de leurs zones d’influence et communautés d’intérêt respectives. Les buts et les méthodes des deux groupes demeurent néanmoins différents. Tandis que les objectifs d’Ag Ghali semblent en premier lieu politiques, ceux de Koufa visent clairement la diffusion violente de son interprétation de l’islam et, par conséquent, le changement social. En effet, les membres du FLM ont procédé dans le centre du Mali et le nord du Burkina Faso à des exécutions publiques d’imams et de chefs traditionnels locaux qui avaient osé exprimer un désaccord avec l’idéologie de Koufa, phénomène bien moins présent dans l’enclave placée sous la férule d’Ansar Dine. Dans le nord du Mali, les civils ont été pris pour cible dans moins de 2 % des événements attribués aux groupes constituant le JNIM.
« Les combattants ralliés à Koufa ont pris pour cible des civils dans près d’une attaque sur trois ».
L’est du Burkina Faso et les zones frontalières avec le Niger. On a pu constater, dès 2019, une hausse des violences commises par les groupes liés au JNIM dans l’est du Burkina Faso, le long de la frontière avec le Niger, puis dans les zones frontalières avec le Benin et le Togo. Ces attaques se sont produites en dehors des zones d’opération traditionnelles du FLM ou d’Ansar Dine, rendant impossible de dire avec certitude quels en sont les groupes responsables. Ces événements, plutôt que d’être motivés par des considérations idéologiques ou politiques, semblent davantage liés à la volonté de contrôler les activités d’orpaillage et les routes commerciales. Ces activités représentent une source de revenus potentiellement lucrative. Selon les estimations, les sites artisanaux de ces zones touchées par le militantisme islamiste ont la capacité de produire plus de 725 kg d’or, soit une valeur de 34 millions de dollars, par an8. Les grandes réserves naturelles de cette région offrent par ailleurs un refuge aux groupes islamistes militants qui ne veulent pas se faire repérer. Les liens avec des groupes criminels, coupables de contrebande et de braconnage dans cette zone frontalière, ont consolidé la réputation du JNIM au point de le considérer comme une menace sans cesse croissante pour la sécurité.
Sud-ouest du Burkina Faso. Le secteur de ces trois frontières, situé entre le Burkina Faso, le Mali et la Côte d’Ivoire, est touché par la contrebande et les trafics d’armes légères qui accompagnent les marchandises transitant par la Côte d’Ivoire pour être transportées vers les grands centres commerciaux du Mali et du Burkina Faso. Cette zone est également en train de devenir importante pour l’orpaillage. La série d’attaques perpétrées par le FLM à partir de 2020 et les perspectives d’une exploitation aurifère ont accru le risque d’insécurité dans la région9. Comme c’est le cas dans l’est du Burkina Faso, les combattants du FLM pourraient chercher à asseoir leur présence dans le sud-ouest du Burkina Faso afin de s’approprier une partie des fonds générés par ces activités.
Points forts de la structure du JNIM
La structure sous forme de coalition du JNIM lui confère un certain nombre d’avantages. Ils tiennent notamment à l’ambiguïté qui en découle. L’incapacité à décomposer le JNIM pour en analyser les différentes entités, leurs objectifs et leurs fonctions au sein d’une coalition plus large entraîne des malentendus sur la puissance de l’organisation, ses moyens et son soutien local. Elle fait fi des vulnérabilités potentielles des rebelles concernés.
Le fait de ne pouvoir désigner les entités à l’origine des attaques, en-deçà de l’entité générique du JNIM, réduit la dimension internationale et régionale de chaque groupe. Cette ambiguïté réduit dans le même temps la surveillance exercée sur chacun des groupes constituants de l’organisation, de telle sorte qu’il devient plus difficile de contrôler spécifiquement les opérations et les méthodes de chacun d’entre eux. Il est alors difficile d’apporter une réponse ciblée pour chaque groupe composant le JNIM. En traitant tous les incidents comme provenant d’une seule et même organisation, les forces de sécurité ont été amenées à utiliser une réponse quelque peu brute qui a parfois eu pour effet de détériorer les relations entre la société et les forces de l’ordre, au bénéfice entier des groupes du JNIM.
Le fait de considérer le JNIM comme un acteur unique opérant dans toute la région et de brandir comme une preuve la constance des violences laisse envisager une activité, un soutien et une influence qui dépassent de loin la réalité actuelle du JNIM. La majorité des actes commis par le JNIM ne sont pas revendiqués, aussi est-il plus difficile d’attribuer la responsabilité des attaques à des groupes spécifiques et par conséquent de répondre de manière appropriée. En fait, comme le montrent les figures 2 et 3, les actes violents perpétrés par le JNIM reflètent dans une large mesure les zones d’influence de ses différents groupes constituants. Il en ressort une grande cohérence, et ce qui est perçu comme une expansion du JNIM est en réalité celle de ses différents groupes.
L’idée d’un JNIM unifié dissimule de la même manière la diversité des dirigeants et des combattants qui le composent. Par exemple, après les décès de leaders d’Al-Mourabitoune et d’AQMI-Sahara, aucun nouveau chef n’a pu être identifié. De la même manière, on ne connaît pas clairement le sort des simples combattants. Peut-être ont-ils intégré d’autres groupes islamistes militants de la région ou se sont-ils évaporés dans la vie locale. Compte tenu des liens étroits qu’ils entretiennent avec les entreprises criminelles du Sahel, il se peut également qu’ils aient rejoint les réseaux de crime organisé transnational du nord du Mali ou bien encore les organisations de contrebande ou d’orpaillage du Burkina Faso. Par conséquent, même si Al-Mourabitoune et AQMI-Sahara sont vraisemblablement sérieusement mis à mal voire ont disparu, l’ambiguïté de la structure du JNIM masque leurs échecs et rend plus difficile toute tentative visant à contrecarrer leurs actions.
Faiblesses de la structure organisationnelle du JNIM
Bien qu’Ag Ghali et Koufa constituent les seules figures de proue de la coalition, nul ne sait quelle est l’influence exercée par chacun d’eux sur les différents groupes du JNIM. Ils ne sont certainement pas en mesure d’empêcher les bandes rebelles de tomber dans la criminalité ou de passer chez des concurrents.
Le FLM, par exemple, a connu des dissensions internes sur les manières dont lesquelles les combattants peuvent imposer des taxes sur les pâturages et si ils peuvent conserver non seulement une partie de ces impôts, mais aussi ce qu’ils auraient pu acquérir lors de combats comme butin personnel10. Les combattants finissent souvent par déserter, se réorienter ou voler de leurs propres ailes lorsqu’ils sont en désaccord avec leur chef, ce qui contribue à des échanges fluides de combattants entre des groupes islamistes militants et d’autres groupes armés de cette vaste région11.
« Le FLM a probablement commis 78 % des attaques de groupes islamistes militants contre des civils ».
La structure du JNIM masque vraisemblablement les tensions entre Ansar Dine et le FLM. La brutalité avec laquelle le FLM a assujetti la population locale dans le centre du Mali et le nord du Burkina Faso suggère que la vision d’un islam extrémiste de Koufa prévaut à l’égard de ces communautés. Cela pourrait au final l’opposer à un Ag Ghali plus pragmatique, qui semble se satisfaire de l’influence grandissante dont il jouit dans le nord du Mali, comme l’a montré la négociation réalisée en 2020 visant la remise de quatre otages étrangers contre la libération de quelque 200 prisonniers. Dans sa volonté d’étendre le théâtre des opérations du FLM, Koufa pourrait bien chercher à prendre ses distances avec les contingents moins idéologiques du JNIM. Jusqu’à présent, la structure sous forme de coalition a permis de contenir les tensions, mais il faut s’attendre à une aggravation des rivalités entre les leaders et leurs lieutenants.
Les tensions et les querelles intestines entre les différents groupes islamistes militants ne sont pas nouvelles au Sahel et ont contribué par le passé à modeler leurs activités. Les litiges portant sur le territoire et sur les ressources pourraient avoir ravivé les tensions entre les groupes constituant le JNIM et l’État islamiste dans le Grand Sahara (EIGS), également actif dans la région et ce en dépit de leurs origines communes et de leurs récents combats menés ensemble12. Les rapports sur de possibles négociations entre Ag Ghali et le gouvernement malien pourraient avoir aggravé les relations avec l’EIGS. De nouvelles négociations avec le gouvernement pourraient également isoler Ag Ghali de djihadistes plus radicaux dans les rangs du JNIM13.
Pour se maintenir, les rebelles doivent bénéficier d’un certain soutien populaire. L’accroissement des attaques perpétrées contre des civils qui a accompagné la diffusion du FLM à partir du centre du Mali tend à suggérer qu’un tel soutien fait défaut. Depuis octobre 2018, le FLM a probablement commis 78 % des attaques de groupes islamistes militants contre des civils imputés au JNIM. Le contraste est frappant avec d’autres groupes et d’autres zones d’intervention du JNIM, ce qui semble indiquer que la résistance populaire se poursuit dans le centre du Mali et le nord du Burkina Faso14.
Recommandations
L’augmentation des violences commises par les groupes islamistes militants au Sahel a alarmé les communautés et les gouvernements de la région. Les groupes affiliés au JNIM, à savoir principalement le FLM et Ansar Dine, jouent pour une bonne part dans ces violences. Les acteurs de la sécurité doivent résister à l’image d’un JNIM unifié et entreprendre un travail analytique délicat leur permettant d’identifier les différents groupes composant le JNIM afin de mieux contrecarrer leurs opérations de déstabilisation.
Arrêter de considérer le JNIM comme une entité opérationnelle unifiée. Il faut adopter une approche à plusieurs niveaux lorsque l’on traite avec une coalition d’insurgés. Il est important d’identifier et d’isoler les principaux groupes opérationnels contre lesquels agir afin de saper la coalition du JNIM. Il importe principalement de mieux connaître le FLM et Ansar Dine. Il sera également important de mieux identifier les éléments actifs dans le nord et l’est du Burkina Faso. Pour cela, les gouvernements et services de renseignement devront mieux partager les données qu’ils collectent afin de de développer de meilleures informations et analyses, et de sensibiliser sur les lieux d’opération et le mode de fonctionnement des entités composant le JNIM. Étudier et prendre pour cible des entités distinctes permet de rendre l’ennemi plus tangible, mais aussi de faire ressortir leurs différences et leurs faiblesses. Cette méthode permet également de démythifier le JNIM et de révéler l’absence de soutien local aux différentes entités qui le composent.
Renforcer les opérations de contre-insurrection dans le centre du Mali et le nord du Burkina Faso. S’attaquer au FLM nécessitera des tactiques contre-insurrectionnelles plus solides. Il s’agira d’assurer une présence des forces de sécurité dans les lieux clés afin de faire pression sur les combattants du FLM. Les empêcher de circuler librement entre le centre du Mali et le nord du Burkina Faso freinera leur capacité à organiser et à lancer des attaques15. De la même manière, les mesures de lutte contre les efforts d’expansion du FLM en direction du sud-ouest du Burkina Faso auront pour but de retenir les combattants dans cette zone, afin de les couper de la base des opérations du FLM située dans le centre du Mali. Compte tenu de la relative nouveauté de ce théâtre d’opération pour les activités du FLM, les combattants présents dans le sud-ouest du Burkina Faso ne pourraient pas tenir longtemps seuls. Ainsi, il serait particulièrement déstabilisant de cibler ces groupes, de même que les mouvements et les liens qui les unissent à Koufa.
Cibler les réseaux illicites ralliés à Ansar Dine. Ansar Dine et Ag Ghali sont bien ancrés dans la politique du nord du Mali et ses différents groupes armés séparatistes. En sus des actions contre-insurrectionnelles, il serait utile d’appliquer la loi contre les réseaux illicites soutenus par Ansar Dine afin d’ébranler les opérations d’Ag Ghali. Si les trafiquants et les autorités locales ralliés à Ansar Dine conviennent que cette collaboration leur vaudra certainement d’être surveillés et arrêtés, Ag Ghali comprendra qu’il risque de perdre l’influence politique qu’il cherche à cultiver. Compromettre l’assise politique d’Ag Ghali, le priver de ses sources de financement et d’alliés contribuerait à accélérer le démantèlement d’Ansar Dine.
Protéger les habitants de communautés contestées. Les forces contre-insurrectionnelles doivent prendre conscience que la grande majorité de la population locale rejette et craint les groupes islamistes militants affiliés au JNIM, notamment le FLM, et que ces habitants souhaitent le soutien et l’aide des forces de sécurité. Les représentants des pouvoirs publics et les forces de sécurité doivent s’atteler en priorité à établir des relations fortes avec les habitants des zones touchées par ce fléau. Il conviendra d’agir dans ce sens, sous peine de détériorer les relations entre les forces de sécurité et les habitants. L’indicateur à prendre en compte : non pas le nombre de militants tués mais le maintien de la présence gouvernementale auprès des citoyens lésés.
Il sera important à ce titre de coopérer avec les responsables locaux et la société civile afin d’élaborer des projets propres à protéger les habitants, afin de s’opposer aux violences contre les civils et d’ainsi réduire à néant les efforts d’intimidation du FLM et de ses partisans à leur égard. Il faudra donner à la population locale des garanties de sécurité accrues et durables dans les zones posant problème, de même qu’il sera nécessaire de protéger les responsables locaux, car ils sont plus susceptibles d’être pris pour cible par les groupes islamistes militants dès lors qu’ils apparaissent comme collaborant avec le gouvernement 16. Les voix des responsables municipaux non-violents qui résistent à l’intimidation des groupes islamistes militants doivent être amplifiées et protégées.
Dans d’autres cas, il faudra rassurer les habitants, qui après avoir été contraints de travailler pour les groupes islamistes militants, qu’ils ne subiront pas la répression brutale des forces de sécurité. La population locale travaillant dans les mines artisanales, ou près de routes de contrebande bien connues, pourrait être méfiante en cas de présence accrue des forces de sécurité. Par conséquent, il appartient aux administrations locales et nationales d’élaborer des programmes et des politiques contribuant à soutenir les économies de ces populations. La collaboration étroite avec les responsables locaux afin de mieux réguler l’extraction artisanale et les transports permettra de restaurer la sécurité parmi les citoyens ordinaires. Cette sécurité à son tour fera évoluer les opportunités économiques de ces populations. Cette approche aura également l’avantage d’empêcher les groupes islamistes militants d’accaparer des revenus provenant d’activités illicites portant sérieusement atteinte aux économies locales.
Continuer à rechercher des solutions politiques. Ag Ghali et Koufa auraient entamé des négociations avec le gouvernement malien et parfois avec les autorités locales, afin d’envisager une trêve. Leurs demandes sont souvent inconcevables, comme le retrait complet des troupes françaises de la région ou l’adoption par les pouvoirs publics d’une interprétation extrême de la charia. Toutefois, il faut continuer à dialoguer afin d’explorer les solutions politiques de résolution des conflits.
Les négociations impliquent également que les différents chefs prennent position sur des problématiques clés. Ceci est important pour comprendre les objectifs des leaders, mais aussi pour sensibiliser le public sur les questions en jeu dans le conflit. Le dialogue peut également dévoiler des différences clés entre les diverses factions de groupes islamistes militants. Les disparités séparant les objectifs d’Ag Ghali et de Koufa, concernant notamment l’interprétation et la mise en œuvre de la charia, pourraient par ailleurs affaiblir la cohésion de leur coalition. La volonté d’Ag Ghali et de Koufa de parvenir à des solutions, de concert avec les autorités nationales, pourrait également créer chez les combattants des clivages entre ceux recherchant un accord politique et ceux en faveur de solutions plus radicales dans leurs rangs.
Mettre en place des politiques de réintégration pour les simples combattants. Les administrations locales et nationales peuvent profiter des querelles intestines et de la rotation constante des chefs militaires en offrant aux combattants des voies de sortie hors des groupes islamistes militants. Le niveau d’engagement des simples combattants est variable. En nouant un dialogue avec des chefs militaires de niveau inférieur ou intermédiaire, les administrations locales et nationales pourront mieux comprendre les motivations de ces combattants, mettre en lumière les possibilités de désarmement et ainsi ébranler à la base la survie du FLM et d’Ansar Dine.
Les politiques de réintégration devraient cibler en priorité ces simples combattants. Il faudra renforcer les pratiques visant à encourager les défections, tout en délivrant à ces combattants le message que les administrations et les responsables locaux ont d’autres options à leur proposer. Les expériences issues d’autres contextes de réintégration ont montré l’importance d’œuvrer main dans la main avec les habitants afin de faciliter cette transition, sans quoi les combattants finissent par rejoindre les réseaux de djihadistes. Ces combattants sont supposés se connaître, et les motivations d’Ag Ghali ou de Koufa pourraient ne pas leur importer autant que leurs relations personnelles ou les opportunités qu’ils peuvent retirer. Les programmes d’amnistie et de réintégration ont joué un rôle significatif dans l’affaiblissement du Groupe salafiste pour la prédication et le combat en Algérie et des politiques similaires ont affaibli les rébellions islamistes ailleurs. Si les gouvernements peuvent garantir la sécurité et offrir d’autres perspectives que celles d’être un simple exécutant, les combattants pourraient finir par admettre qu’il vaut mieux rendre les armes, y compris au Sahel.