Au Mali, les violences dans la zone située aux sud et sud-est de Mopti prennent un caractère de plus en plus communautaire. Les autorités de transition devraient harmoniser les initiatives de dialogue, renforcer la présence étatique et traiter les problèmes de fonds, notamment les conflits fonciers.
Que se passe-t-il ? Depuis 2016, la zone située aux sud et sud-est de la région de Mopti est le théâtre d’une escalade inédite de violences ciblant particulièrement des civils peul et dogon. Des groupes armés à base communautaire s’installent durablement et contribuent à donner une dimension ethnique aux violences.
En quoi est-ce significatif ? A mesure que les violences prennent un caractère communautaire, les civils sont plus fréquemment ciblés sur une base ethnique, sans distinction d’âge ou de sexe. Alors que groupes armés jihadistes et groupes d’autodéfense prennent progressivement le contrôle des territoires, la présence de l’Etat s’amoindrit dangereusement.
Comment agir ? Les autorités de transition, issues du coup d’Etat du 18 août, devraient harmoniser les efforts pour négocier des cessez-le-feu et reconstruire la présence locale de l’Etat. Elles devraient encourager la démobilisation des milices en alliant incitation et contrainte, et s’atteler au règlement des conflits fonciers souvent à l’origine des violences.
Synthèse
Depuis 2016, les violences contre les civils s’amplifient dans la zone située aux sud et sud-est de la région de Mopti. Inédites au Mali, ces violences – qu’elles soient perpétrées par des jihadistes, des groupes d’autodéfense mobilisés contre eux ou les forces de sécurité – associent tueries de masse, vols et destruction de biens. D’abord localisées et sporadiques, elles prennent une dimension communautaire de plus en plus marquée. Ces violences facilitent le recrutement de combattants par les groupes jihadistes et d’autodéfense au centre du pays. Le gouvernement malien a sa part de responsabilité ; il s’est concentré sur la lutte antiterroriste sans suffisamment soutenir la réconciliation intercommunautaire ni reconstruire la légitimité de l’Etat. Les autorités de transition, issues du coup d’Etat du 18 août, devraient harmoniser et consolider les efforts des services de l’Etat ou des ONG de médiation pour négocier des cessez-le-feu locaux et y impliquer les élites régionales, le gouvernement central et les forces de sécurité. A plus long terme, elles devraient réunir les conditions d’une réconciliation durable en préparant une réforme ambitieuse des modes d’accès aux ressources naturelles, notamment foncières, qui pourra être adoptée après la transition.
Un coup d’Etat a renversé le président le 18 août 2020, après plusieurs mois de manifestations contre le régime du président Ibrahim Boubacar Keïta, animées par une coalition de partis d’opposition et de mouvements de la société civile. Un Comité national de salut du peuple (CNSP), composé d’officiers, a d’abord pris le pouvoir. Moins d’un mois plus tard, des autorités de transition ont été mises en place au sein desquelles le CNSP conserve une influence importante. Il est trop tôt pour savoir si ces autorités de transition, mises en place pour dix-huit mois, sauront réformer la gouvernance ou si elles engendreront les mêmes dérives que le régime précédent. Quoi qu’il en soit, ces autorités héritent des problèmes auxquels le régime était confronté. Au-delà de la grogne sociale et de la mise en œuvre délicate de l’accord de paix inter-malien signé en 2015, qui concerne surtout le nord du pays, les autorités de transition doivent également mettre un terme aux violences contre les civils et arrêter l’expansion des groupes armés jihadistes ou d’autodéfense dans le centre du pays.
Les autorités de transition devront apporter une attention toute particulière à la zone exondée, à savoir la partie non inondée par la crue annuelle du fleuve Niger, située aux sud et sud-est de la région de Mopti. Cette partie du Mali est, en effet, le théâtre de flambées de violence à caractère communautaire dont sont victimes des civils principalement issus des communautés peul et dogon, majoritaires dans la zone. Cette zone, représentant moins de cinq pour cent du territoire malien, concentre l’essentiel des violences contre les civils. L’arrivée de groupes jihadistes en 2015-2016 enclenche une spirale meurtrière. Leurs attaques contre des personnalités dogon accusées de collaborer avec l’Etat ont amené des membres de la communauté dogon à créer un mouvement d’autodéfense, Dana Ambassagou (« les chasseurs qui se confient à Dieu »), qui se déclare en guerre contre les jihadistes. Certains de ses combattants s’attaquent à des civils, peul pour la plupart, accusés de collaborer avec l’ennemi. En représailles, des groupes armés peul, jihadistes ou non, s’en prennent à des Dogon. Les cessez-le-feu localisés et sporadiques n’ont pas réussi à enrayer durablement cette spirale.
” L’engrenage de la violence est récent, mais le conflit s’ancre dans des rivalités anciennes entre communautés. “
L’engrenage de la violence est récent, mais le conflit s’ancre dans des rivalités anciennes entre communautés. Celles-ci se sont exacerbées au cours des dernières décennies sous l’effet d’une crise du pastoralisme ayant appauvri les Peul nomades, de la pression sur les ressources naturelles, notamment foncières, et de l’incapacité des pouvoirs publics et autorités traditionnelles à apporter des réponses crédibles à ces enjeux. Ce contexte de tensions a créé un terreau fertile à l’émergence des groupes armés, qu’il s’agisse de groupes d’autodéfense ou de groupes jihadistes. L’implantation de ces groupes armés recrutant souvent sur une base ethnique a exacerbé la dimension communautaire du conflit. Celle-ci est également aggravée par l’implication d’activistes à Bamako, par celle de membres des diasporas peul et dogon, et, enfin, par l’instrumentalisation politique du conflit, en particulier lors des élections présidentielles de 2018 et des législatives de mars et avril 2020.
Face aux flambées de violence, le gouvernent malien et ses partenaires internationaux ont lancé de multiples initiatives d’abord centrées sur la lutte contre le terrorisme. Prenant ensuite acte de la dimension intercommunautaire des tensions, ils ont développé une approche articulée autour de quatre axes : dialogue entre les parties en conflit et leurs communautés ; sécurisation et protection des civils ; désarmement, démobilisation et réintégration des combattants ; et, enfin, lutte contre l’impunité. En 2019, le gouvernement a créé un cadre politique de gestion de la crise au centre du Mali pour coordonner les efforts politiques et militaires. Cependant, la mise en œuvre de ces mesures se révèle jusqu’ici inadéquate. Les initiatives de dialogue, en particulier, sont intermittentes et se chevauchent sans parvenir à obtenir des cessez-le-feu durables. Les efforts de sécurisation mettent beaucoup plus l’accent sur la lutte contre le terrorisme que sur la protection des civils. Les forces maliennes n’ont été capables ni de désarmer les groupes d’autodéfense ni de repousser la menace des groupes jihadistes.
Pour rendre les mesures de dialogue et de sécurisation plus efficaces, les autorités maliennes devraient les harmoniser et mieux les séquencer, tout en envisageant d’employer des outils complémentaires. Les autorités pourraient envisager une réponse en trois phases.
Sur le court terme, les autorités doivent arrêter la spirale des violences, d’abord en accentuant et en harmonisant les efforts de dialogue en vue de négocier des cessez-le-feu locaux, notamment à travers la mise en place de comités de paix locaux coiffés par un comité régional. L’Etat malien et ses partenaires, notamment la Mission intégrée des Nations unies pour la stabilisation du Mali, devraient amplifier leurs efforts de sécurisation tout en facilitant ces initiatives de dialogue et en veillant au respect de trêves qui en découleraient. Les forces de sécurité devraient également donner la priorité aux efforts de protection des personnes et des biens, notamment en misant sur une augmentation des troupes et de leurs capacités d’intervention rapide dans les principaux foyers de violence. Le redéploiement des forces devrait se faire en coordination avec les avancées réalisées dans le cadre des initiatives de dialogue lancées à travers les comités de paix.
” S’il ne veut pas perdre complètement pied dans la région, l’Etat ne doit pas tant miser sur la force que démontrer son utilité. “
Ensuite, pour pérenniser les interventions de stabilisation à court terme, les autorités maliennes et leurs partenaires internationaux devraient envisager une réponse structurée visant à restaurer la présence et la crédibilité de l’Etat ainsi qu’à promouvoir le désarmement. Sur le moyen terme, ces autorités devraient œuvrer à la stabilisation de la zone, notamment en facilitant le retour d’un Etat régulateur. S’il ne veut pas perdre complètement pied dans la région, l’Etat ne doit pas tant miser sur la force que démontrer son utilité. Il devrait en particulier veiller à une distribution des biens et services adaptée aux besoins et sanctionner sévèrement la corruption et le favoritisme pour marquer une rupture avec les pratiques du passé. Afin de démobiliser les milices armées, l’Etat pourrait à la fois accentuer la pression sur les milices en engageant des poursuites judiciaires contre les miliciens qui ont du sang sur les mains et offrir des sorties honorables aux dirigeants qui n’ont pas commis d’atrocités contre les civils, en encourageant par exemple leur reconversion dans le jeu politique.
A plus long terme, lorsque les violences prendront fin, l’Etat devrait tenter de créer les conditions d’une réconciliation durable en s’attaquant à certaines causes structurelles profondes du conflit dans cette partie du centre du Mali, en particulier la gestion de l’accès aux ressources naturelles. Les mécanismes de régulation des conflits fonciers manquent d’efficacité et de légitimité. Alors que les mécanismes coutumiers apparaissent obsolètes, dépassés par les transformations de l’espace et des sociétés, le droit foncier étatique est quant à lui incohérent et donne lieu à diverses interprétations souvent contradictoires. Dans ce cadre, les autorités devraient engager une réflexion approfondie sur la gestion du foncier dans la zone exondée en impliquant les acteurs concernés et en tirant les leçons des insuffisances des mécanismes actuels avant de réformer le droit foncier et d’harmoniser son application.
Bamako/Nairobi/Bruxelles, 9 novembre 2020
I. Introduction
Depuis 2016, un conflit d’une rare intensité secoue le centre du Mali, en particulier le sud et le sud-est de la région de Mopti, considérée aujourd’hui comme l’épicentre de la violence dans ce pays. A la différence de ce que l’on observe ailleurs dans le pays et en particulier au nord, ces violences ciblent des civils notamment peul et dogon et se caractérisent par des tueries de masse, des incendies de maisons et des vols ou massacres de bétail.
Elles sont perpétrées par des groupes armés à base communautaire et des groupes jihadistes. L’attaque la plus meurtrière s’est produite dans la nuit du 23 au 24 mars 2019, lorsqu’un groupe armé a pris d’assaut le village peul d’Ogossagou, situé à environ 15 kilomètres à l’est de la ville de Bankass. Le groupe a tué au moins 157 personnes, dont des femmes, des enfants et des personnes âgées, massacré le bétail et brûlé au moins 220 habitations ainsi que des dizaines de greniers.
Depuis lors, des massacres similaires mais de moindre ampleur affectent périodiquement la région et les assassinats ciblés sont devenus presque quotidiens.
Dogon et Peul sont les deux groupes ethniques majoritaires de la zone exondée ; ils représentent respectivement environ 6 et 9 pour cent de la population du Mali. Le premier pratique en majorité l’agriculture et le second, l’élevage.
Des tensions politiques et économiques, notamment celles liées à l’accès aux ressources naturelles, les opposent depuis des décennies, voire des siècles. Mais celles-ci n’ont jamais atteint le niveau de violence observé ces dernières années.
Il convient de distinguer plusieurs zones à l’intérieur de la région de Mopti. Dans la partie inondée du delta intérieur du fleuve Niger, le cœur du Macina historique, les groupes jihadistes sont solidement implantés. Le contrôle territorial qu’ils exercent dans cette zone étant peu contesté, les niveaux de violence contre les civils y ont jusqu’ici été limités. En revanche, la zone exondée, en particulier les quatre cercles (districts) situés au sud et à l’est de la ville de Mopti (voir annexe A) est beaucoup plus disputée par des groupes armés jihadistes et d’autodéfense.
C’est dans cette zone, de taille relativement réduite (environ 54 000 kilomètres carrés, soit 4,35 pour cent de la superficie du Mali) et avec une population estimée en 2019 à environ 1,6 million d’habitants, que se concentre l’essentiel des violences à l’encontre des civils. En 2019, cette zone a enregistré près de 60 pour cent du nombre total de morts pour cause de conflit au Mali. L’ampleur des violences y augmente sans cesse. L’Etat, les partenaires internationaux et la société civile se sont mobilisés pour apaiser la situation, mais celle-ci reste volatile et marquée par de fréquents épisodes de violences de masse.
Ce rapport analyse les dynamiques de la violence dans les quatre cercles de la zone exondée où la violence contre les civils fait rage. Il formule des recommandations concrètes pour enrayer à court terme cette spirale ainsi que des actions à plus long terme visant à stabiliser durablement la région. Crisis Group a déjà publié deux rapports (en 2016 et 2019) sur le centre du Mali, portant sur la problématique des groupes jihadistes.
Le présent rapport complète ces deux documents en analysant les nouvelles dynamiques et les nouveaux acteurs de la violence au-delà de ces seuls groupes jihadistes, même si ceux-ci continuent de jouer un rôle important. La recherche pour ce rapport s’est étalée sur plus de six mois, au cours desquels plus de 60 entretiens ont été réalisés, y compris à Mopti et à Bamako.
II. L’engrenage de la violence contre les civils
Le scénario qui a produit l’engrenage des violences dans la zone exondée est connu. La région, principalement occupée par les communautés dogon et peul, était depuis plusieurs décennies une poudrière, minée par de nombreux clivages sociaux, contentieux fonciers et des affrontements, parfois violents, entre éleveurs et agriculteurs. L’implantation, à partir de 2015, de combattants jihadistes originaires de la zone et de ses alentours met le feu aux poudres et alimente une spirale de violences locales à base communautaire.
Pour s’imposer, ces jihadistes s’en prennent à ceux qu’ils estiment hostiles à leur cause, en particulier les agents de l’Etat, les forces de défense et de sécurité, et des civils qu’ils accusent de collaborer avec les autorités. Ils s’attaquent également à des personnalités dogon – mais aussi à des notables peul – et à des symboles et lieux de culte dogon qu’ils considèrent comme des fétiches prohibés par l’islam. Ainsi, en octobre 2012, à Douentza, les jihadistes ont détruit le Toguna, lieu de rassemblement des Dogon.
L’assassinat en 2016 et 2017 de deux personnalités de la confrérie des chasseurs dogon a également marqué les esprits. Ces agressions nourrissent un sentiment de frustration au sein des communautés dogon et poussent une partie de leurs membres à créer un mouvement d’autodéfense, Dana Ambassagou, recrutant principalement parmi la confrérie des chasseurs et aujourd’hui constitué principalement de Dogon.
Ce mouvement joue un rôle prépondérant dans l’escalade de la violence.
” La présence de groupes armés non étatiques, de groupes jihadistes et de mouvements d’autodéfense nourrit une escalade graduelle de la violence envers les civils. “
La présence de groupes armés non étatiques, de groupes jihadistes et de mouvements d’autodéfense nourrit une escalade graduelle de la violence envers les civils. En représailles aux attaques jihadistes contre des membres de la communauté dogon, les miliciens de Dana Ambassagou s’en prennent aux civils peul qu’ils accusent de soutenir et de protéger les jihadistes, dont la majorité sont d’ethnie peul. A Koro, où s’est amorcé l’engrenage, des affrontements se sont intensifiés dès mi-2017, notamment dans des zones où les communautés peul et dogon s’opposent sur des questions d’accès et d’utilisation des terres.
C’est dans ces zones que s’installent les jihadistes, tout comme les premiers camps de Dana Ambassagou. En 2018, les violences s’étendent aux cercles voisins, souvent avec l’arrivée de déplacés issus des deux communautés en provenance de Koro. Dans les villages où, la plupart du temps, les deux communautés se côtoient ou vivent à proximité l’une de l’autre, l’arrivée de déplacés d’une communauté transmet la peur chez l’autre, d’autant que ces déplacés viennent souvent animés d’un désir de vengeance.
Dès 2018, le cercle de Bankass – au sud-ouest du cercle de Koro, où vivent les mêmes communautés – plonge à son tour dans la violence peu après l’arrivée de réfugiés issus de Koro. Des camps de la milice Dana Ambassagou se multiplient, y compris sur les falaises de Bandiagara, situées au nord de Koro et Bankass, le cœur historique de la communauté dogon, resté largement à l’abri de la violence jusqu’en 2019. Dès qu’un groupe armé s’installe dans une zone, des membres de la communauté adverse s’organisent pour se protéger ou riposter à d’éventuelles attaques, ce qui contribue à diffuser les violences locales.
Les violences tendent également à catalyser la séparation des communautés sur une base ethnique. Le groupe armé Dana Ambassagou interdit ainsi aux Peul de se rendre dans certains villages à majorité dogon, les privant d’accès aux marchés, aux écoles et aux centres de santé.
Le groupe armé interdit également aux Dogon de confier leur bétail aux bergers peul ou d’héberger des Peul chez eux. En représailles, les groupes armés peul imposent des blocus sur certains villages dogon, interdisant aux populations de ces villages de sortir dans la brousse, les privant d’accès aux cultures. La dynamique de la peur et de la vengeance oblige chacun à se positionner en faveur de son camp. Des communautés peul et dogon se replient dans leurs zones d’influence respectives sous la protection de leurs groupes armés, établissant ainsi une séparation de fait entre communautés. Par ailleurs, le vol massif des animaux de part et d’autre devient une arme de guerre.
” Les violences ont provoqué une crise humanitaire de grande ampleur. “
Enfin, les violences ont provoqué une crise humanitaire de grande ampleur. En plus des tueries, l’insécurité alimentaire s’aggrave de façon préoccupante dans la zone exondée. Les violences ont engendré un déplacement massif des populations, y compris des villages et hameaux entiers qui ont été rasés ou obligés de fuir. En février 2020, on comptait plus de 56 000 personnes déplacées internes dans la zone, pour une population totale estimée à environ 1,6 million de personnes.
Depuis juin 2020, les niveaux de violence ont significativement baissé.
Ceci s’explique, en partie, par la saison des pluies, qui correspond habituellement à une période d’accalmie. Les jihadistes ont également pris le dessus dans plusieurs communes et imposé leurs propres initiatives de paix (voir Section V), que les communautés ont généralement acceptées pour être en mesure de lancer la saison des cultures qui s’étend de juin à octobre.
III. Un espace en crise : causes profondes et évolutions récentes
Pour comprendre comment de tels niveaux de violence contre les civils sont devenus possibles, il faut saisir les profondes mutations sociales, économiques et politiques qui affectent cette partie de la zone exondée du Mali.
A. Une cohabitation difficile
La coexistence sur un même espace des communautés peul et dogon donne lieu depuis longtemps à un mélange de confrontations et de collaborations. Au XIXe siècle, des Etats théocratiques dominés par les Peul islamisés ont imposé leur domination sur une grande partie de la région et engendré des relations difficiles avec les populations dogon. Une partie de celles-ci a été soumise, mais la majorité s’est installée sur les falaises de Bandiagara pour se protéger.
La colonisation française a défait les Etats théocratiques, bouleversé les relations de pouvoir et clos l’ère de la domination exclusive des Peul. La période coloniale ouvre aussi une longue période de migrations infrarégionales qui permettent aux groupes dogon qui occupent la falaise de Bandiagara de descendre dans les plaines, où ils s’installent soit avec l’appui de l’administration coloniale soit avec l’accord de propriétaires autochtones, notamment peul.
L’appartenance à un même terroir a créé des solidarités économiques et sociales qui primaient sur l’appartenance ethnique.
Des alliances locales ont souvent lié des familles d’agriculteurs dogon à des pasteurs peul sur la base de complémentarités économiques locales. Une maxime locale voulait que « chaque dogon a son peul, de même que chaque peul a son dogon », soulignant le caractère fraternel et complémentaire des liens qui unissaient aussi les deux communautés.
” La période de confrontations au XIXe siècle a laissé des blessures profondes dans les mémoires locales, qui nourrissent encore le ressentiment. “
Cependant, la période de confrontations au XIXe siècle a laissé des blessures profondes dans les mémoires locales, qui nourrissent encore le ressentiment.
Après des décennies de relative accalmie, les équilibres locaux sont à nouveau mis à rude épreuve aujourd’hui. Des changements environnementaux et socioéconomiques, dont beaucoup se jouent autour de la terre et de son exploitation, soumettent les sociétés locales à de fortes tensions et réveillent des antagonismes anciens à base communautaire. Les sécheresses récurrentes et la croissance démographique alimentent une pression sans cesse croissante sur les ressources naturelles, en particulier la terre, l’eau et le pâturage. Cette pression se traduit par une difficile articulation des différents types d’activités de production, surtout l’agriculture et l’élevage, sur le même espace. Ces tensions alimentent depuis la fin du XXe siècle des conflits latents qui dégénèrent en violences ouvertes ces dernières années.
B. La crise du pastoralisme
Si toutes les communautés de la zone exondée souffrent des conséquences des changements environnementaux, les éleveurs – majoritairement peul – sont les plus affectés. Ils ont subi, plus que les autres, les conséquences des sécheresses des années 1970-1980 qui ont décimé une grande partie du cheptel de la zone exondée. L’absence de politique adéquate de soutien de la part de l’Etat a rendu la reconstitution du cheptel à la fois longue et complexe. De leur côté, les agriculteurs – dont beaucoup de Dogon – ont également souffert des sécheresses, mais depuis les années 1990, la tendance globale est à la hausse des niveaux de production.
D’ailleurs, les autorités ont eu tendance à appuyer des politiques de développement favorables aux agriculteurs sédentaires plutôt qu’aux éleveurs nomades, souvent assimilés à un monde obsolète et figé sur la pratique d’une transhumance transfrontalière moins compatible avec les lois et règlements des Etats.
Cette absence de soutien de la part du gouvernement et des bailleurs internationaux s’explique également par la faible représentation des éleveurs nomades à l’échelle locale et nationale.
Même s’ils ont développé divers mécanismes d’adaptation face à la crise, tels que la sédentarisation, la pratique de l’agro-pastoralisme et une transhumance sur de longues distances, la situation économique d’une grande partie des nomades, largement peul, dans la région, s’est précarisée.
Dépouillés d’une grande partie de leur bétail, beaucoup sont devenus de simples bergers salariés élevant les troupeaux des sédentaires qui, à la faveur du surplus agricole et de la diversification de leur économie, ont investi dans le cheptel.
Alors qu’ils étaient la force politique et économique dominante de la région au XXe siècle, les Peul en sont devenus le segment le plus marginalisé. Moins scolarisées que les communautés sédentaires, notamment dogon, les communautés d’éleveurs nomades ont moins profité des opportunités professionnelles offertes par la diversification des économies et le développement de la fonction publique.
Ces évolutions ont creusé le fossé entre communautés nomades et sédentaires et suscité un climat local de rancœur.
C. La ruée vers la terre
La compétition pour l’accès au foncier s’est intensifiée à partir des années 1980, notamment autour des plaines du Seeno-Gondo, vastes espaces propices à l’agriculture et à l’élevage qui s’étendent des pieds de la falaise de Bandiagara jusqu’au Burkina Faso.
Ces plaines ont toujours suscité la convoitise à cause de leur richesse en pâturages et en espace agricole. Par le passé, l’abondance des terres facilitait une cohabitation plus ou moins pacifique. Cependant, sous l’effet combiné de l’accroissement démographique, de l’immigration des Dogon de la falaise vers la plaine, de la mécanisation de l’agriculture et de la sédentarisation d’anciens nomades appauvris, la demande foncière s’est considérablement accentuée au cours de ces dernières décennies.
Cette course à la terre a des effets déstabilisateurs, notamment l’accentuation des tensions entre agriculteurs et éleveurs.
La recherche de nouveaux espaces à cultiver a poussé des agriculteurs à occuper des réserves pastorales, des couloirs de passages des animaux et les alentours des puits. Leurs champs gênent le mouvement du bétail et l’accès aux pâturages et aux points d’eau. Cette pression foncière menace les pactes qui lient des communautés autochtones propriétaires des terres et des communautés allochtones non propriétaires, mais qui exploitent les terres des premières.
Ainsi, dans la zone exondée, un nombre croissant de propriétaires autochtones demandent – souvent devant la justice – le déguerpissement des communautés allochtones qui occupent leurs terres depuis des générations.
” Ces tensions foncières nourrissent des violences qui tendent aujourd’hui à prendre une dimension nouvelle avec la présence de groupes en armes rendant les conflits plus létaux. “
Ces tensions foncières nourrissent des violences qui tendent aujourd’hui à prendre une dimension nouvelle avec la présence de groupes en armes rendant les conflits plus létaux. Le conflit entre le village peul de Sari et des Dogon de Dinangourou (cercle de Koro) est l’un des conflits fonciers les plus connus. En 2012, il a provoqué le massacre de plus de 40 Peul, la destruction complète du village et l’exil de plus de 200 Peul au Burkina Faso. D’autres conflits au centre de Koro, notamment à Karakindé et Bembé/Anagadia, dans la commune de Madougou, ont aussi alimenté la violence actuelle.
Au nord du cercle de Koro, un conflit oppose depuis des décennies les Dogon de Gondogourou aux Peul de Mbana. Dans cette zone, l’occupation par des agriculteurs dogon d’une réserve pastorale appelée Tolodié, sous contrôle peul, suscite des tensions entre les deux communautés. En 2002, ces tensions dégénèrent, poussant des Dogon à s’attaquer au village peul de Mbana, tuant au moins cinq personnes, y compris le chef du village.
Malgré plusieurs décisions de justice, le conflit n’est pas réglé. En 2017, les tensions resurgissent après l’implantation de groupes armés, composés principalement de Peul et de Dogon, qui donnent lieu à de nouveaux affrontements au cours desquels le chasseur Souleymane Guindo, fervent défenseur des « intérêts dogon » dans la zone, est assassiné. Sa mort contribue au déclenchement de violences qui finissent par embraser toute la région.
D. La crise de gouvernance
Si les tensions autour de la terre et des ressources naturelles dégénèrent, c’est aussi parce que les mécanismes de régulation des conflits – aussi bien coutumiers qu’étatiques – souffrent d’un manque d’efficacité et de légitimité. Par ailleurs, sans parvenir à réguler les contentieux liés à l’accès aux ressources ni à fournir d’autres services publics de façon adéquate, l’Etat s’est, en revanche, souvent illustré par des abus d’autorité.
Les mécanismes coutumiers de gestion des contentieux existent mais se révèlent souvent obsolètes dans un contexte d’intenses transformations de l’espace et des sociétés. Constitué de règles non écrites soumises à diverses interprétations, parfois imprécis dans la délimitation du foncier, le droit coutumier repose en outre sur des principes comme la propriété communautaire de la terre qui discriminent les catégories les plus jeunes ou vulnérables, les migrants et les femmes.
De leur côté, les autorités centrales tentent aussi de réglementer l’accès à la terre, mais leurs interventions se révèlent souvent incohérentes et en inadéquation avec la réalité de l’appropriation foncière.
Entre droit public et droit coutumier, le dualisme juridique crée de multiples problèmes qui rendent le jugement des contentieux fonciers particulièrement difficile. En 2006, le gouvernement a adopté une loi d’orientation agricole (LOA) qui a tenté d’harmoniser les deux sources de droit à travers la création des commissions foncières locales chargées de régler les contentieux fonciers. Ces commissions ont un impact mitigé, car, en leur sein, c’est toujours le droit coutumier, caractérisé par tous les manquements cités plus haut, qui prévaut.
” La présence de l’Etat malien a toujours été insuffisante dans les zones rurales périphériques. “
De manière plus générale, la présence de l’Etat malien a toujours été insuffisante dans les zones rurales périphériques, y compris dans la zone exondée. Les services publics, tels que les écoles, les centres de santé et les tribunaux sont en quantité largement insuffisante par rapport aux besoins. En outre, les populations locales font peu confiance aux agents et institutions étatiques, qu’ils perçoivent comme prédateurs et corrompus.
La justice est sans doute l’un des domaines où la mauvaise gouvernance est la plus décriée. Son dysfonctionnement est autant attribuable aux comportements prédateurs de certains magistrats qu’au manque de moyens et à la complexité de certaines législations, notamment en droit foncier.
Ainsi, l’ambiguïté des textes explique parfois les décisions contradictoires des juges, que les justiciables locaux assimilent à de la corruption.
Non seulement l’Etat peine à convaincre de son utilité, mais ses représentants, notamment les porteurs d’uniforme (gendarmes et agents des eaux et forêts), sont à l’origine de nombreux abus contre les populations. Dans leur fonction de maintien de l’ordre, de police des marchés ruraux et de protection de l’environnement, ces « corps habillés » sont souvent accusés de collecter indûment taxes et amendes. Ils sont également accusés d’abus dans l’application de la loi, qui du reste demeure mal connue des populations locales. Le mécontentement né de ces abus est à la base de la mauvaise réputation de l’Etat et parfois de son rejet.
Depuis le début de la crise de 2012 et plus encore depuis l’embrasement des violences après 2017, la présence de l’Etat semble s’amoindrir un peu plus dans la zone exondée. Dans les régions rurales où l’Etat est, sinon absent, du moins apathique, différents groupes armés locaux étendent leurs prérogatives en matière de sécurité, de justice et même de fiscalité. Les chefs des villages, les maires, les préfets et sous-préfets sont présents, mais leur autorité est réduite ou assujettie à celle des « hommes en armes ». A mesure que la situation perdure, les populations s’habituent à la présence de nouveaux acteurs de gouvernance et, par conséquent, à l’absence de l’Etat, dont l’éventuel retour apparait de plus en plus compliqué.
IV. Militarisation et communautarisation du conflit
La montée des tensions dans la zone exondée a créé un terreau fertile à l’émergence de groupes armés : les groupes affiliés aux mouvements jihadistes du centre du Mali, notamment la Katiba Macina ; le mouvement d’autodéfense dogon Dana Ambassagou ; et des groupes d’autodéfense peul.
Si, à l’origine, ces groupes commettent des violences localisées, celles-ci évoluent vers des affrontements de grande échelle opposant des communautés entières de Peul et de Dogon. Les groupes armés contribuent à nourrir la dimension communautaire du conflit par leur discours et leurs pratiques. De chaque côté, ils tendent à isoler les communautés les unes des autres en imposant des embargos sur la communauté adverse. Ils exercent de plus en plus une violence ciblée selon l’ethnicité, sans distinction d’âge ou de sexe. Ils s’en prennent même à ceux qui, parmi leurs communautés, s’opposent à la communautarisation du conflit, les accusant de collusion avec l’ennemi.
Le degré de communautarisation du conflit varie pourtant d’une zone à l’autre. Elle apparait plus forte au nord et au centre de Koro, à Mondoro, commune située au sud de Douentza, au centre et au sud de Bankass et dans certaines zones autour de Bandiagara. Dans ces zones, des personnes sont souvent exécutées sur la base de leur appartenance ethnique peul ou dogon.
La majorité des communautés de ces zones se sont retirées dans leurs zones d’influence respectives.
A. Les jihadistes : du discours rassembleur à la violence communautaire
Dès 2012, alors que des jihadistes venus du nord du Mali se dirigent vers le centre du pays, de nombreux Peul nomades de la zone exondée se joignent à eux. Plusieurs raisons l’expliquent : le sentiment de frustration vis-à-vis de l’Etat, les tensions avec d’autres groupes nomades, notamment des touareg qui ont rejoint le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), ainsi que le désir de renverser une tendance économique et politique qui les marginalise au profit des populations sédentaires.
A partir de 2015, la création du groupe jihadiste Katiba Macina donne un coup d’accélérateur à l’enrôlement des Peul de la zone exondée.
Solidement implantée dans la région du delta intérieur du fleuve Niger, à forte dominance peul, la Katiba Macina attire des sympathisants issus de la zone exondée, en particulier parmi les nomades peul, en jouant de dynamiques très locales : tensions intracommunautaires, conflits fonciers entre communautés nomades et sédentaires, et instrumentalisation de groupes allochtones appauvris depuis les grandes sécheresses sahéliennes. Si la majorité des jihadistes de la zone exondée sont issus des populations peul, un certain nombre de Dogon les rejoignent également.
Pourtant, en instrumentalisant les logiques locales, les groupes jihadistes sont également entraînés dans des conflits qui ne figurent pas nécessairement parmi leurs priorités.
Ainsi, des combattants de la zone exondée qui avaient rejoint le fondateur de la Katiba Macina, Hamadoun Koufa, dans le delta intérieur ont fait pression sur lui pour que son groupe protège leurs communautés quand celles-ci étaient menacées par les groupes de chasseurs dogon. Certains jihadistes peul, notamment ceux originaires du Seeno (plaines sableuses à l’est et au sud-est du plateau de Bandiagara, entre Bankass et le sud de Koro) ont quitté, au moins provisoirement, le fief de la Katiba Macina dans le delta depuis 2019 pour aller combattre les groupes de chasseurs qui menacent leurs communautés.
” Si les dirigeants jihadistes se disent opposés à la violence intercommunautaire, ils sont, en pratique, contraints de s’y impliquer de plus en plus. “
Si les dirigeants jihadistes se disent opposés à la violence intercommunautaire, ils sont, en pratique, contraints de s’y impliquer de plus en plus. Au départ, ils rejetaient clairement le discours ethnique et les violences entre communautés, soulignant que leur objectif premier était l’instauration de la Charia pour tous.
Cependant, ils n’exercent pas un plein contrôle sur ceux qui, parmi leurs combattants, participent à ces violences, soit pour protéger leurs communautés, soit pour s’attaquer aux villages dogon. Par conséquent, le discours des dirigeants jihadistes a évolué. Il assume aujourd’hui plus clairement une identité peul et s’engage davantage dans la défense de ces communautés contre les attaques des chasseurs, par ailleurs accusés par les jihadistes de se ranger du côté de l’Etat malien.
Plus récemment, les conflits locaux ont également pesé dans la recomposition des groupes jihadistes présents dans la zone exondée. Au départ, la majorité des jihadistes de la zone exondée opérait au sein de la Katiba Macina, affiliée au Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, GSIM) et donc au réseau al-Qaeda.
Mais, depuis quelques mois, des divergences autour de l’accès au bourgou (pâturage spécial qui pousse dans le delta et qui est très convoité par les éleveurs) entre les jihadistes autochtones du delta et ceux issus des communautés allochtones, notamment du Seeno, ont amené une partie de ces derniersà se désolidariser de la Katiba Macina pour se rapprocher d’un réseau affilié à l’Etat islamique. Ce dernier bénéficie des luttes d’influence entre dirigeants des branches locales de la Katiba Macina et affirme, par conséquent, sa présence dans la zone. Il séduit également des miliciens locaux impliqués dans les attaques contre des civils dogon et dans le vol de bétail.
B. Le groupe d’autodéfense Dana Ambassagou
Le groupe d’autodéfense dogon Dana Ambassagou a joué un rôle central dans l’escalade de la violence dans la zone exondée. Créé fin 2016, Dana Ambassagou se présente comme une force d’autoprotection de la communauté dogon contre les attaques de groupes armés, au départ essentiellement jihadistes.
Il s’agit d’une fédération de camps de défense installés à proximité des villes et des villages où se concentrent les communautés dogon. Elle recrute principalement les dozo ou chasseurs traditionnels, considérés dans la culture dogon comme les « maitres de la brousse », détenteurs de pouvoirs occultes et protecteurs de la communauté. Mais elle a aussi accueilli de nombreux autres combattants issus d’horizons divers, y compris des bandits et des miliciens dogon venus de la sous-région, en particulier de Côte d’Ivoire. Tout en critiquant l’incapacité des forces maliennes à assurer la protection des populations civiles, Dana Ambassagou se positionne au départ comme un allié de l’Etat contre les groupes jihadistes.
La création de Dana Ambassagou fait plus précisément suite à l’assassinat par les jihadistes d’un chasseur dogon de grande renommée, Théodore Somboro, en octobre 2016.
A l’époque, un groupe de Dogon résidant à Sévaré, parmi lesquels des hommes d’affaires et d’anciens miliciens issus de Ganda Izo (un groupe armé né vers 2008 dans la région de Gao et qui a activement participé aux côtés de l’armée malienne à la lutte contre l’insurrection jihadiste de 2012), entreprennent de réunir les chasseurs dogon sous la bannière d’un seul mouvement, se donnant pour mission de protéger ce qu’ils appellent « le pays dogon ». Cependant, Dana Ambassagou ne fait pas l’unanimité au sein des communautés et villages dogon.
” A partir de 2018, les organisations de la société civile peul, mais aussi plusieurs rapports d’organisations de défense des droits humains, accusent Dana Ambassagou d’être responsable d’attaques meurtrières visant des civils peul. “
Initialement, Dana Ambassagou se dit opposé uniquement aux jihadistes accusés de semer la terreur en milieu dogon. Cependant, le fait que les jihadistes soient en majorité d’ethnie peul conduit les membres de Dana Ambassagou à dénoncer la complicité des civils peul avec les jihadistes et à pratiquer l’amalgame. A partir de 2018, les organisations de la société civile peul, mais aussi plusieurs rapports d’organisations de défense des droits humains, accusent Dana Ambassagou d’être responsable d’attaques meurtrières visant des civils peul.
La direction du mouvement est scindée en deux : une branche militaire, dont l’état-major est dirigé par Youssouf Toloba, un chasseur dozo et ancien milicien de Ganda Izo ; et une branche politique censée servir d’interface avec le monde extérieur, dirigée par Mamadou Goudienkilé, un ancien militaire. Les deux branches, politique et militaire, sont basées près de Bandiagara.
La branche militaire concentre l’essentiel du pouvoir. La relation avec la branche politique est souvent tendue.
Dana Ambassagou a réussi à fédérer la majorité des camps de défense villageois, même si le degré de contrôle que le groupe exerce sur chacun varie d’un camp à l’autre.
Dana Ambassagou finance ses activités en grande partie grâce aux taxes et rançons que le mouvement prélève auprès des villageois et, sans doute, grâce aux pillages des villages et hameaux qu’ils attaquent. Le mouvement fixe fréquemment les montants et la quantité de vivres que chaque village doit fournir en échange de sa protection.
Il reçoit aussi des dons de la part des Dogon résidant dans les grandes villes du Mali ou de la diaspora. Au-delà des missions de protection, le mouvement exerce une forme de gouvernance rudimentaire en assurant des formes de justice locale et parfois la distribution d’aide humanitaire.
Des liens existent entre les autorités maliennes et Dana Ambassagou, mais ce dernier n’est pas une création du gouvernement ni un simple auxiliaire des forces de sécurité. La relation avec les autorités est passée par plusieurs phases. Jusqu’en 2018, elle est faite de collaborations de plus en plus étroites.
Des chasseurs dogon servent d’éclaireurs et d’informateurs aux militaires maliens opérant dans la zone. La coopération s’est ensuite faite plus ambitieuse. Il semble que le gouvernement de l’ancien Premier ministre Soumeylou Boubèye Maiga (décembre 2017-avril 2019) ait élaboré un plan associant Dana Ambassagou aux efforts de sécurisation et de lutte contre le terrorisme. Ce plan n’a jamais été rendu public, mais Youssouf Toloba a reconnu son existence.
A partir du début de l’année 2018, la dénonciation par des organisations internationales des abus commis par Dana Ambassagou contre des civils crée des tensions entre le mouvement et le gouvernement. Dès juillet 2018, des militaires brûlent des dizaines de motos appartenant aux combattants de Dana Ambassagou, les accusant de ne pas respecter l’interdiction de port d’armes et de circulation à moto décrétée par l’Etat.
Les relations entre Dana Ambassagou et le gouvernement se tendent davantage au lendemain du massacre du village peul d’Ogossagou en mars 2020, dans lequel le mouvement serait, selon certains, impliqué. Sous la pression des partenaires internationaux et des associations peul, le gouvernement dissout le mouvement. Dana Ambassagou nie toute responsabilité dans ces attaques et refuse la dissolution tant que l’Etat malien ne sera pas en mesure de sécuriser les communautés dogon. Le mouvement accuse même l’armée malienne d’avoir bombardé ses positions à trois reprises en 2018 et 2019.
Paradoxalement, la pression du gouvernement malien et de la communauté internationale sur le groupe suscite un vaste mouvement de soutien à Dana Ambassagou de la part des mouvements associatifs dogon. Dana Ambassagou prend prétexte des attaques contre des villages dogon par de présumés assaillants peul, dont celle de Sobane Dah en juin 2019, pour justifier la continuation de son existence et consolider un peu plus son ancrage populaire.
C. Les groupes d’autodéfense peul
La violence perpétrée par Dana Ambassagou contre des civils peul pousse certains d’entre eux à s’organiser en groupes de vigilance pour protéger leurs villages, mais non sans difficulté.
En effet, les jeunes peul voulant rejoindre ces groupes d’autodéfense se trouvent pris entre deux feux. D’une part, les militaires maliens sont accusés d’assimiler tout peul portant une arme aux jihadistes, les rendant passibles d’arrestation, de désarmement forcé et parfois d’exécution extrajudiciaire. D’autre part, pour les jihadistes, tout peul en arme qui vit dans leurs zones de contrôle et qui ne les rejoint pas constitue un danger potentiel, un éventuel ennemi qui pourrait collaborer avec l’armée ou les forces antiterroristes pour les combattre. Des personnalités peul influentes ont engagé des initiatives pour soutenir d’anciens miliciens ayant combattu au sein des groupes armés au Mali et à l’extérieur dans le but de constituer des groupes d’autodéfense peul non jihadistes.
” On constate de plus en plus la présence de personnes en armes dans les villages peul qui s’organisent pour protéger leurs communautés ou s’attaquer aux villages dogon. “
Depuis les attaques d’Ogossagou en mars 2019, des dirigeants locaux de la communauté peul négocient à la fois avec les militaires et les jihadistes pour qu’ils acceptent la présence de groupes d’autodéfense dans les campements ou villages peul.
On constate de plus en plus la présence de personnes en armes dans les villages peul qui s’organisent pour protéger leurs communautés ou s’attaquer aux villages dogon. Les groupes jihadistes, qui s’impliquent aussi davantage dans les conflits locaux de la zone exondée, tolèrent de plus en plus leur présence. Les deux opèrent souvent côte à côte, au point qu’il est parfois difficile de faire la différence entre eux. Ces groupes armés peul sont aussi souvent considérés comme responsables de plusieurs attaques visant des civils dogon. Leur montée en puissance, à partir de 2019, a coïncidé avec une augmentation substantielle des attaques de grande ampleur ciblant des villages dogon.
En d’autres termes, les groupes armés non jihadistes recrutant parmi les populations peul sont moins structurés et constituent une force moins importante que les jihadistes ou Dana Ambassagou. Il est difficile d’anticiper la manière dont ils pourraient évoluer, et leur avenir dans un éventuel processus de désarmement est incertain.
D. Le rôle de la diaspora et des acteurs politiques
L’intervention d’acteurs extérieurs au conflit, qu’il s’agisse d’acteurs politiques, de membres de la société civile, ou de membres des diasporas peul et dogon à l’étranger a contribué à renforcer une interprétation communautaire du conflit. Par ailleurs, l’instrumentalisation politique des violences, en particulier lors des élections présidentielles de 2018 et législatives de 2020, a polarisé les discours politiques et accentué la communautarisation du conflit.
Des membres de Tapital Pulaaku et Guina Dogon, deux organisations de promotion des cultures peul et dogon respectivement, ont joué un rôle controversé. Si les deux organisations prônent officiellement la retenue et la réconciliation entre Peul et Dogon, le discours de leurs dirigeants s’est souvent polarisé sous l’influence de leurs branches jeunes et plus fougueuses.
De même, des associations de jeunes Peul ou Dogon ont fortement contribué à polariser le débat à travers les réseaux sociaux, en ouvrant notamment des forums sur Facebook où des participants commentent sans filtre chaque attaque perpétrée. Des discussions houleuses et des messages de haine y prolifèrent quotidiennement. Ceux qui participent à ces débats ne sont pas nécessairement originaires de la zone exondée. Eloignés du conflit et s’informant largement à travers les réseaux sociaux, certains d’entre eux prônent un discours va-t-en-guerre sur une base ethnique.
Des acteurs politiques ont également joué la carte communautaire sur le terrain à des fins électorales. Lors de la campagne présidentielle de 2018, des responsables politiques locaux ont instrumentalisé les identités ethniques des candidats pour mobiliser les votes.
Plus récemment, lors des élections législatives de mars et avril 2020, des membres influents de Dana Ambassagou, dont l’ancien porte-parole Marcelin Guenguéré et l’activiste Hamidou Djimdé, fervent défenseur du mouvement dans les médias et sur les réseaux sociaux, se sont portés candidats aux élections dans la circonscription de Koro au nom d’une liste indépendante appelée « Le Mali qui bouge, Alliance Ama-Kéné ». Au cours de leur campagne, ces candidats ont joué sur l’antagonisme entre Dogon et Peul pour mobiliser le vote, en se présentant comme des chasseurs protecteurs des Dogon contre les Peul. Ce discours a eu du succès ; la liste du « Mali qui bouge » a été élue dans le cercle de Koro à l’issue du second tour des législatives tenu en avril 2020.
” Un nombre grandissant de villages peul et dogon refusent de céder à la rhétorique communautaire du conflit. “
En même temps, un nombre grandissant de villages peul et dogon refusent de céder à la rhétorique communautaire du conflit.
Non seulement, il existe des zones où Peul et Dogon continuent de cohabiter, mais on trouve davantage de villages dogon qui refusent l’implantation de camps de Dana Ambassagou et qui, pour se protéger des représailles de celui-ci, vont jusqu’à recourir aux combattants peul pour se protéger. On assiste aussi à des cas de retours de villageois peul installés en milieu dogon et qui avaient fui suite aux violences.
L’importance de la dimension communautaire de la violence continue de faire débat : certains analystes la rejettent en soulignant que la violence n’est pas liée à un antagonisme entre les communautés. Des acteurs locaux répètent souvent que « les communautés n’ont pas de problèmes entre elles ».
Pourtant, l’appartenance communautaire joue bien un rôle central dans la manière dont se mobilisent les groupes violents ainsi que dans la cristallisation de violences spécifiques à l’égard des civils. Alors qu’au début beaucoup rejetaient les discours bellicistes à base communautaire, la dynamique de communautarisation du conflit s’est progressivement imposée à un grand nombre d’acteurs.
V. Initiatives gouvernementales et internationales pour sortir de la crise
Le gouvernement du Mali et ses partenaires internationaux, notamment la Mission intégrée des Nations unies pour la stabilisation du Mali (Minusma) déployée dans le centre du Mali, ne sont pas restés inactifs face à la montée des violences dans la zone exondée. Leurs actions se sont articulées autour de quatre axes majeurs : dialogue inclusif ; sécurisation et redéploiement de l’Etat ; désarmement et démobilisation et réhabilitation des groupes d’autodéfense et de tous les éléments armés souhaitant rejoindre le processus ; et enfin,lutte contre l’impunité. Afin d’apporter une réponse appropriée, le gouvernement a notamment créé un service administratif, le cadre politique de gestion de la crise au centre du Mali, dirigé par le Premier ministre, pour coordonner les efforts politiques et militaires du gouvernement comme des partenaires internationaux.
Cependant, ces efforts ont jusqu’ici été peu concluants.
A. Le dialogue au cœur du dispositif
La promotion du dialogue entre communautés et entre groupes armés est depuis 2017 un élément central des initiatives de sortie de crise dans la zone exondée. Plusieurs acteurs, dont le gouvernement, des ONG de médiation, des organisations locales et des associations de ressortissants du centre du Mali, soutiennent de telles initiatives de dialogue en vue de promouvoir la paix. Cependant, mal coordonnées et souvent en concurrence, ces initiatives peinent à être efficaces.
Au sein du gouvernement, plusieurs ministères, y compris la primature, le ministère de la Réconciliation nationale et celui de l’Administration territoriale, ont engagé des actions de dialogue afin de trouver une issue aux conflits locaux dans la zone exondée. Dès 2017, le ministère de la Réconciliation nationale a mis en place la Mission d’appui à la réconciliation nationale (MARN), chargée de mettre fin au conflit et de faciliter un retour à la paix. Dans la région de Mopti, la MARN, à travers son équipe régionale d’appui à la réconciliation (ERAR) et des comités locaux, intervient dans les villages où se produisent des attaques pour apaiser les tensions entre groupes belligérants et entre leurs communautés.
Le ministère de l’Administration territoriale (MAT), à travers le gouverneur et les préfets, organise de son côté des forums pour la paix, la réconciliation et le dialogue intercommunautaire. Entre avril et mai 2019, une quarantaine de rencontres de ce type ont été organisées dans les cercles et les communes de la région.
De son côté, l’ancien Premier ministre Boubou Cissé (avril 2019-août 2020), à l’instar de son prédécesseur Soumeylou Boubèye Maiga, a multiplié les séjours dans la zone exondée en vue de faire avancer la paix grâce au dialogue intercommunautaire. Son approche est différente de celles des ministères. Il a notamment initié des missions de réconciliation s’appuyant sur les élites issues de la zone mais basées à Bamako, ainsi que des personnalités locales. A partir de juillet 2019, ces missions ont sillonné les cercles de Koro, Bankass, Bandiagara et Douentza afin de chercher des pistes concrètes de sortie de crise dans les zones où le conflit local à base communautaire fait rage.
Une période d’accalmie temporaire en juillet et août 2019 a fait suite au passage de ces missions, mais elle semble être due en grande partie à la saison des pluies, qui correspond habituellement à une période d’apaisement. D’ailleurs, dès novembre, les violences ont repris.
” Le gouvernement a aussi mandaté des ONG spécialisées dans la médiation pour faciliter le dialogue entre les communautés et entre les groupes armés. “
Le gouvernement a aussi mandaté des ONG spécialisées dans la médiation pour faciliter le dialogue entre les communautés et entre les groupes armés. En particulier, le Centre pour le dialogue humanitaire (HD, selon le sigle anglais) a organisé plusieurs forums et réunions de concertation, dont certains ont débouché sur la signature d’accords de cessez-le-feu entre milices peul (non jihadistes) et dogon, ainsi que des accords entre chefs de villages peul et dogon du cercle de Koro.
Certaines de ces initiatives conduites par HD sont très localisées et demeurent souvent à l’échelle communale. Elles permettent aux acteurs locaux de s’investir durablement jusqu’à aboutir à des signatures de cessez-le-feu locaux entre groupes belligérants. C’est le cas par exemple des accords de paix de Baye et Ouenkoro (cercle de Bankass) signés respectivement en juillet et août 2019. D’autres acteurs internationaux, dont la Minusma ou encore l’ONG Search for Common Ground, ont des équipes sur le terrain qui contribuent aux efforts de médiation entre les parties en conflit.
Des personnalités influentes originaires de la zone exondée ont créé la Commission d’organisation de la concertation familiale et sociale sur la crise du centre du Mali, à travers laquelle ils ont engagé des actions de médiation entre groupes armés peul et dogon. Grâce à leurs efforts, un accord de cessez-le-feu a été signé en juillet 2019 entre le porte-parole de Dana Ambassagou à l’époque, Marcelin Guenguéré, et le chef de milice peul Sékou Bolly.
Cependant, cet accord a aussitôt été rejeté par le chef militaire de Dana Ambassagou, Youssouf Toloba, qui n’y était pas associé. Il n’a donc pas eu d’effet concret sur le terrain.
Malgré l’implication de différentes parties prenantes dans les actions en faveur du dialogue, celles-ci font face à plusieurs obstacles et leur impact global reste mitigé. D’abord, les initiatives de dialogue sont censées être complémentaires, mais elles sont engagées par divers acteurs ayant des visées différentes. Elles souffrent d’un manque de coordination et semblent souvent se faire concurrence.
Par exemple, les initiatives engagées par la MARN et le MAT se déroulent souvent dans les mêmes localités et s’appuient sur les mêmes acteurs locaux, mais avec un niveau de coordination minimal entre elles. Souvent, il semble que ces initiatives cherchent à servir les visées politiques concurrentielles des ministres en charge de ces deux départements plutôt qu’à insuffler une réelle dynamique de dialogue local.
Conscient de ces difficultés de coordination, le gouvernement, à travers le cadre politique de la gestion de la crise au centre du Mali, tente de reprendre la main sur ces initiatives de dialogue, afin de les harmoniser. Mais les résultats de ces efforts se font toujours attendre.
Ensuite, ces initiatives se limitent, en général, à des discussions entre les acteurs en conflit en vue de parvenir à une accalmie. Elles sont souvent épisodiques et rarement suivies d’actions concrètes visant à s’attaquer aux causes profondes du conflit. Par conséquent, même lorsqu’elles débouchent effectivement sur un cessez-le-feu, elles peinent à avoir un effet durable.
” Depuis janvier 2020, le gouvernement a ouvert la porte à un dialogue avec les jihadistes maliens, mais il est encore trop tôt pour en déterminer l’impact sur le terrain. “
Enfin, la plupart des accords excluent les jihadistes ou ne les associent qu’indirectement. Les rares accords localisés, comme ceux de Baye et Ouenkoro, qui impliquent — quoiqu’indirectement — les jihadistes, semblent avoir permis de réduire la violence, au moins temporairement, contrairement aux accords qui les excluent.
Jusqu’à récemment, le gouvernement rejetait officiellement la possibilité de dialoguer avec les jihadistes, et la communauté internationale se montre quant à elle réticente à soutenir de telles initiatives. Depuis janvier 2020, le gouvernement a ouvert la porte à un dialogue avec les jihadistes maliens, mais il est encore trop tôt pour en déterminer l’impact sur le terrain.
De leur côté, les jihadistes n’attendent pas que l’Etat fasse le premier pas pour mettre en place leurs propres initiatives. Après avoir pris le dessus sur les chasseurs de Dana Ambassagou, notamment au nord de Koro, ils ont initié des discussions avec les notables locaux de la communauté dogon en vue du rétablissement d’une paix locale. Pour cela, les jihadistes posent leurs conditions aux villageois dogon, notamment : ne pas interférer dans le combat qui oppose les jihadistes à l’Etat malien ; déposer leurs armes ; renoncer aux actes de vengeance liés aux violences passées ; et ne pas réclamer la restitution des biens volés, en particulier le bétail. Plusieurs villages dogon des cercles de Koro et de Bandiagara ont accepté ces conditions qui permettent de lancer la saison des cultures, mais beaucoup d’autres rejettent encore ce qu’ils considèrent comme un diktat des jihadistes.
B. Efforts de sécurisation
Alors que le gouvernement poursuit le dialogue, il a fait de la sécurisation un axe prioritaire de sa stratégie de sortie de crise. Cette stratégie, incarnée dans le Plan de sécurisation intégrée des régions du centre (PSIRC), a été élaborée en 2017 et mise en œuvre à partir de février 2018. Elle vise à associer efforts de sécurisation, retour des services publics et actions de développement dans les régions du centre. Dès 2018, dans le cadre de cette stratégie, des forces de défense et de sécurité ont installé des bases avancées dans les zones les plus affectées par les violences, y compris à Diankabou, Dioungani et Dinangourou dans le cercle de Koro ; Sokoura, Baye et Diallasagou à Bankass ; et Mondoro à Douentza.
Ces nouvelles bases s’ajoutent à celles déjà existantes, notamment dans les chefs-lieux de cercles.
Cette dynamique de sécurisation se poursuit et s’intensifie. En juillet 2019, le gouvernement a annoncé un déploiement supplémentaire de 3 500 membres des forces de défense et de sécurité dans la zone.
En outre, en janvier 2020, le gouvernement a lancé une nouvelle opération militaire intitulée « Maliko », qui a pour objectif de reprendre le contrôle des territoires et d’imposer l’Etat de droit, notamment au centre du pays. Cependant, le renforcement des opérations militaires s’accompagne d’accusations d’exactions extrajudiciaires visant des civils, notamment peul. Les militaires assimilent souvent ces derniers à des jihadistes ou à des personnes qui collaborent avec les jihadistes.
Par ailleurs, depuis le lancement de cette opération, les forces armées ont abandonné plusieurs positions avancées pour se replier progressivement vers de grandes garnisons, y compris dans la zone exondée.
Ce repli signale sans doute un changement stratégique de la part d’un gouvernement qui choisit de ne plus disperser ses forces sur des positions immobiles difficiles à défendre, privilégiant plutôt une action militaire mobile et offensive à partir de bases plus importantes.
Si les forces armées maliennes tentent de revenir dans certaines des zones qu’ils ont abandonnées, ce changement de stratégie est une tentative de s’adapter à la pression des insurgés jihadistes, qui multiplient les attaques meurtrières contre des camps militaires avancés.
D’autre part, le plan de sécurisation s’est révélé inadapté à la crise dans la zone exondée. Elaboré pour faire face à la violence jihadiste, notamment dans le Macina (la partie inondée du delta intérieur du fleuve Niger), il ne tient pas suffisamment compte de la problématique des violences à base communautaire. Ce plan, censé constituer la réponse intégrée du gouvernement, est critiqué, y compris par une partie des autorités civiles en charge de le mettre en œuvre, qui déplorent l’accent trop fort mis sur les réponses sécuritaires dans le contexte d’une crise multidimensionnelle.
Les autres ministères qui devaient aussi intervenir pour améliorer la gouvernance et promouvoir le développement local ont été incapables de mettre en œuvre et de coordonner leurs actions locales en vue de mettre en place les volets non sécuritaires de la stratégie.
” La SSCM met notamment l’accent sur l’amélioration de la gouvernance afin d’établir un nouveau lien de confiance entre l’Etat et les populations. “
Conscient de ces limites, le gouvernement a élaboré en décembre 2019, à travers le cadre politique de la gestion de la crise au centre du Mali, une nouvelle stratégie, la stratégie de stabilisation du centre du Mali (SSCM). Celle-ci se démarque du PSIRC en donnant plus d’importance aux dimensions politiques de la crise. Elle met notamment l’accent sur l’amélioration de la gouvernance afin d’établir un nouveau lien de confiance entre l’Etat et les populations.
Contrairement au PSIRC, elle se concentre moins sur l’aspect sécuritaire. La SSCM offre de meilleures perspectives que le PSIRC, mais, au vu du passé récent et des multiples engagements des autorités à redéployer les services de ce dernier sans concrétiser ses promesses, de fortes incertitudes demeurent quant à la capacité du gouvernement à traduire la nouvelle stratégie en actions concrètes.
Les nouvelles autorités de transition, issues du coup d’Etat du 18 août, n’ont pas encore dévoilé de plan particulier pour leur action dans le centre du pays.
Elles se sont limitées pour le moment à des déclarations générales contenues dans la feuille de route de la transition qui prévoit, pour les régions du centre et du nord du pays, de désarmer les milices d’autodéfense, de redéployer l’Etat, de promouvoir le dialogue entre les communautés, mais aussi d’engager un dialogue avec les « groupes radicaux maliens ».
Ces déclarations ont déjà été faites par les précédents gouvernements. Il est encore trop tôt pour savoir quelles directions concrètes les autorités de transition vont suivre, d’autant que l’attention est encore largement concentrée sur le partage des responsabilités politiques à Bamako. Les autorités de transition ont l’occasion d’amorcer un virage ; pour cela, elles devraient rapidement consacrer une attention accrue à la région du centre, et à la zone exondée en particulier, où les violences sont certes moins importantes qu’il y a quelques mois, mais où rien n’est réglé durablement.
Du côté des forces internationales, la force onusienne de stabilisation a renforcé sa présence dans la zone exondée.
En 2019, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté un mandat pour la Minusma dont une des priorités est la protection des civils au centre du Mali. Au cours de l’année 2019, la Minusma a lancé plusieurs opérations qui ont couvert les cercles de Bandiagara, Bankass et Koro, souvent en coordination avec l’armée malienne.
Ces opérations combinent installation de bases opérationnelles temporaires et patrouilles mobiles. Elles visent à apaiser les tensions locales, décourager les belligérants, riposter en cas d’attaques et protéger les escortes de convois, notamment humanitaires.
Les responsables de la Minusma estiment que leurs efforts ont débouché sur une accalmie relative dans les zones concernées.
Cependant, si le deuxième semestre de 2019 a été moins violent que le premier, cet apaisement ne semble pas dû exclusivement à la Minusma. Les opérations lancées par celle-ci ont certes eu des effets dissuasifs sur les milices armées, mais d’autres facteurs, comme les missions de réconciliation lancées par le Premier ministre Boubou Cissé ou la restriction des mouvements imposée par la saison des pluies (allant de juin à septembre), ont sans doute également contribué à ce calme relatif et temporaire.
” Si la pandémie devait durer, elle pourrait compromettre la capacité des forces onusiennes à maintenir leur niveau de déploiement à l’intérieur du pays. “
L’action de la Minusma est compliquée à plus d’un titre. Elle est d’abord contestée dans les zones dogon, en particulier depuis la publication de ses rapports d’enquête judiciaire sur les massacres d’Ogossagou, qui en imputent en partie la responsabilité aux combattants de Dana Ambassagou. En janvier 2020, plusieurs associations de Bandiagara et de Bankass demandent à la Minusma d’évacuer son personnel de la région.
Ces associations accusent les forces onusiennes de jouer un double jeu, d’être responsables de viols et de collusion avec les jihadistes, mais elles ne fournissent pas de preuves crédibles étayant ces accusations.
Ensuite, la récente pandémie de Covid-19 limite les capacités de rotation de la Minusma. Si la pandémie devait durer, elle pourrait compromettre la capacité des forces onusiennes à maintenir leur niveau de déploiement à l’intérieur du pays.
Dernier acteur sécuritaire majeur : l’opération Barkhane. Menée par l’armée française, elle conduit des opérations antiterroristes ponctuelles dans la zone exondée, mais n’y dispose d’aucune base.
Seules ou en appui des forces maliennes et burkinabé, les forces françaises ont mené plusieurs opérations au cours desquelles des dizaines de jihadistes présumés ont été éliminés, mais cela n’a toutefois pas mis fin à la présence jihadiste ni aux violences locales qui y sont liées. Barkhane intervient uniquement dans le cadre du mandat de lutte contre le terrorisme que s’est donné la France et qui identifie les jihadistes comme le seul ennemi à combattre.
Cela limite délibérément l’implication de la force française dans des conflits d’ordre communautaire. Dans un contexte où tous les groupes armés se rendent coupables de violences à l’égard des civils, un tel positionnement est cependant difficile à tenir.
Ainsi, la non-implication de Barkhane vis-à-vis de Dana Ambassagou est interprétée par certains comme un parti pris contre les Peul.
La France tient à rester à distance de conflits intercommunautaires qu’elle sait particulièrement difficiles à régler et qui dépassent le cadre du mandat antiterroriste de Barkhane. Cependant, si les violences de grande ampleur reprennent, la France pourrait avoir du mal à justifier le déploiement d’une force se préoccupant uniquement de mener des opérations antiterroristes à proximité d’une région où d’importants massacres de civils sont commis par d’autres acteurs.
C. Désarmer les milices
En dehors des efforts de dialogue et de redéploiement des forces de sécurité, le gouvernement a également engagé des efforts pour désarmer les groupes combattants, sans réel succès jusqu’ici. En décembre 2018, le gouvernement a demandé aux milices et aux chefs traditionnels d’enregistrer les combattants susceptibles de désarmer. Trois mois plus tard, le gouvernement a annoncé que 5 000 combattants issus des différents groupes armés du centre du Mali s’étaient déclarés disposés à désarmer et que, parmi eux, près de 400 avaient déposé les armes.
Beaucoup ont été cantonnés dans le camp de Soufouroulaye à 15 kilomètres de la ville de Sévaré, dans l’attente du lancement du processus de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) qui n’a débuté qu’en février 2020, plus d’un an après le lancement de l’opération. Ce retard a poussé nombre de ceux qui avaient déposé les armes à les reprendre et à réintégrer les groupes armés.
” Dans le contexte d’insécurité persistante où ni les forces de sécurité nationales ni les forces internationales ne semblaient en mesure de garantir la sécurité des personnes et des biens, les groupes armés refusaient de désarmer. “
En octobre 2019, le gouvernement a lancé un programme de réhabilitation communautaire visant à accueillir des personnes prêtes à désarmer volontairement. Son objectif était d’accueillir 3 387 combattants ou personnes armées susceptibles de rejoindre les milices.
Cependant, dans le contexte d’insécurité persistante où ni les forces de sécurité nationales ni les forces internationales ne semblaient en mesure de garantir la sécurité des personnes et des biens, les groupes armés refusaient de désarmer, se positionnant comme seuls protecteurs de leurs communautés. Par conséquent, à la fin novembre 2019, alors que la première phase du programme arrivait à son terme, seules 352 personnes s’étaient inscrites pour bénéficier des mesures de réinsertion.
En outre, au lendemain des attaques d’Ogossagou, en mars 2019, le gouvernement a ordonné le désarmement de toutes les milices, y compris, si nécessaire, par la force.
Il s’est abstenu de le faire jusqu’à présent, en grande partie par crainte des tensions, voire des affrontements que cela pourrait créer avec les groupes refusant de désarmer. L’inaction du gouvernement est en partie compréhensible, mais elle apparait aussi comme un aveu d’impuissance.
Le gouvernement n’a pas précisé le sort qu’il réservait aux combattants désarmés. Il envisage de proposer des mesures de soutien économique pour permettre aux anciens combattants d’opérer une reconversion professionnelle. Il envisage également d’en intégrer une partie dans les forces de sécurité maliennes, comme il le fait déjà pour une partie des combattants du nord du Mali conformément à l’accord de paix de 2015. Une telle promesse d’intégration, plus que des mesures de soutien économique, pourrait convaincre des groupes armés du centre, surtout ceux qui sont plus proches de l’Etat, de démobiliser. Mais ce n’est pas une solution miracle : l’intégration se heurte notamment aux capacités d’absorption limitées des forces de défense et de sécurité et pourrait aussi déstabiliser les équilibres fragiles trouvés avec les groupes armés du nord du Mali dans le cadre du processus de paix signé en 2015.
D. Renforcer les mécanismes de justice, mettre fin à l’impunité
Conscient que les carences de la justice ont joué un rôle dans le déclenchement des violences, le gouvernement malien, avec l’appui de ses partenaires internationaux, a entrepris des efforts visant à lutter contre l’impunité, mais les résultats sont peu concluants jusqu’ici.
Les efforts de lutte contre l’impunité achoppent sur plusieurs obstacles. Tout d’abord, la multiplication des incidents submerge rapidement les magistrats de dossiers.
Ensuite, l’envoi d’enquêteurs sur les lieux de violence est difficile, en raison de l’insécurité. Un nombre important d’officiers de justice ont fui la zone exondée à cause de l’insécurité. Par ailleurs, les populations s’opposent souvent à l’arrestation des miliciens suspectés d’être les auteurs de violences, qui sont souvent localement perçus comme des protecteurs. Enfin, si l’Etat affiche d’un côté sa volonté de mettre fin à l’impunité, il essaie de l’autre de faciliter le dialogue avec certains protagonistes du conflit, qui se rendent parfois coupables de violences contre les civils. L’Etat est pris dans un dilemme entre sa volonté de promouvoir la paix et la réconciliation et son désir de rendre la justice.
Le tribunal de grande instance de Mopti est chargé d’enquêter sur les violences perpétrées contre les civils dans la zone exondée. En 2019, l’Etat a également étendu les compétences du pôle judiciaire spécialisé dans la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, localisé à Bamako, pour inclure dans ses missions les cas graves de violences contre les civils.
Ces deux organes judiciaires ont conduit plusieurs enquêtes après les flambées de violence en 2019, notamment à Koulogon, Ogossagou, Sobane Dah, Yoro et Gangafani. La plupart des enquêtes semblent cependant piétiner, et peu de procès ont eu lieu.
VI. Arrêter l’escalade et désamorcer la crise
Les violences locales à base communautaire s’enlisent dans la zone exondée alors que le coup d’Etat militaire contre le régime d’Ibrahim Boubacar Keïta et la pandémie de Covid-19 ont détourné l’attention de beaucoup d’acteurs vers d’autres priorités liées à la crise politique et sanitaire.
Pourtant, pour éviter une nouvelle dégradation de la situation, l’Etat malien a intérêt à reprendre en main la gestion de ce conflit et à insuffler une nouvelle dynamique de sortie de crise. Cela est d’autant plus nécessaire qu’au cours du premier semestre 2020, les attaques se sont intensifiées.
” Pour éviter une nouvelle dégradation de la situation, l’Etat malien a intérêt à reprendre en main la gestion de ce conflit et à insuffler une nouvelle dynamique de sortie de crise. “
Face aux flambées de violence, les autorités maliennes ont lancé de multiples initiatives qui tardent à se concrétiser – dialogue, sécurisation, désarmement et lutte contre l’impunité. Ces mesures peinent à endiguer la violence non pas parce qu’elles sont inadaptées, mais plutôt parce que leur mise en œuvre est inadéquate (voir section V). Pour les rendre plus efficaces, les autorités de transition récemment mises en place à Bamako doivent s’attacher à mieux harmoniser et à mieux organiser les différentes interventions en cours dans la région du centre. Elles devraient également envisager l’utilisation d’outils complémentaires, jusque-là sous-exploités, notamment en matière de dialogue.
Dans le contexte actuel, la priorité devrait être donnée à la désescalade. Celle-ci est une phase nécessaire sans laquelle il sera difficile d’envisager une réponse structurée à la crise. A moyen terme, il faut stabiliser la zone, d’une part en facilitant le retour d’un Etat régulateur et, d’autre part, en démobilisant les milices armées. A plus long terme, il faudrait favoriser les conditions d’une réconciliation durable en s’attaquant aux causes profondes du conflit, en particulier la gestion de l’accès aux ressources naturelles, notamment foncières.
A. Arrêter la spirale de la violence : dialogue et sécurisation
A court terme, l’urgence est d’arrêter la spirale de la violence grâce à une meilleure articulation des efforts de dialogue et de sécurisation.
- Installer des comités de paix locaux
Le dialogue a suscité l’engouement de plusieurs acteurs impliqués dans la recherche d’une solution au conflit qui déchire la zone exondée. Il a été très tôt un instrument central des efforts de sortie de crise. Cependant, le dialogue a jusque-là manqué d’efficacité. Les initiatives du gouvernement telles que les missions de cohésion sociale, lancées en juillet 2019 par le Premier ministre Boubou Cissé, ont été trop éphémères – elles n’ont duré qu’environ une semaine pour la plupart – pour permettre de rétablir la confiance entre des communautés profondément divisées. En revanche, les initiatives localisées telles que celles de Baye et Ouenkoro ont plus de chance de produire des accalmies, car les acteurs locaux s’y investissent plus durablement. Néanmoins, ces initiatives demeurent très localisées et assez isolées les unes des autres. Elles ne permettent pas d’enclencher une dynamique de dialogue à plus large échelle, capable de générer une paix d’ensemble.
” L’Etat malien devrait d’autant plus investir dans ce domaine que les jihadistes lui contestent dorénavant cette place de « faiseur de paix ». “
Pour produire des effets plus durables et plus étendus, le dialogue devrait s’établir dans le cadre d’un mécanisme à long terme, mieux structuré et couvrant toute la zone exondée. L’Etat malien devrait d’autant plus investir dans ce domaine que les jihadistes lui contestent dorénavant cette place de « faiseur de paix ». Les autorités maliennes pourraient concevoir un système à deux niveaux : d’une part des comités de paix locaux à l’échelle du village, prenant en compte les spécificités locales du conflit ; d’autre part un comité régional, regroupant l’élite issue de ces communautés, dont celles siégeant à Bamako, qui traiterait des dynamiques plus larges et consoliderait les résultats obtenus localement.
Pour ce faire, l’Etat devrait d’abord favoriser la mise en place progressive de comités de paix dans toutes les localités en conflit ou, le cas échéant, redynamiser ceux qui existent déjà.
L’idée n’est pas d’ajouter d’autres comités aux nombreuses initiatives déjà existantes, mais plutôt de rationaliser celles-ci en les coordonnant les unes avec les autres et en les intégrant à un système plus large. Les comités locaux devraient être inclusifs et s’ouvrir à des personnalités locales peul et dogon qui jouissent d’une influence locale certaine. Ces comités pourraient être composés des chefs coutumiers et religieux, des élus locaux, des responsables associatifs et des délégués des groupes armés, y compris des éléments jihadistes ou proches de ceux-ci. Associer localement des éléments liés aux jihadistes suscitera certainement des hésitations tant de la part des autorités maliennes que des jihadistes eux-mêmes, mais cela correspond déjà à la réalité des discussions plus informelles entre protagonistes de la crise au niveau local. Il s’agit, qui plus est, d’une démarche moins controversée que d’engager des négociations avec ces groupes à un plus haut niveau politique.
Ces comités devraient permettre à ces différents représentants, y compris ceux issus des groupes armés, de se rencontrer sans danger pour discuter des problèmes qui alimentent la violence. L’objectif serait de restaurer la confiance entre acteurs et de créer un contexte favorable à la médiation en vue de parvenir à des cessez-le-feu effectifs. Ce type de comité de paix a été testé avec un certain succès dans plusieurs pays frappés par des violences à l’égard des civils, comme récemment en République centrafricaine.
Ces comités locaux devraient être complétés par un comité régional de paix. Des membres des organisations nationales, Guina Dogon et Tapital Pulaaku y siégeraient ; le comité traiterait des aspects du conflit qui dépassent le cadre local. Par exemple, alors que les comités de paix locaux ouvrent des discussions entre les branches locales des groupes armés, le comité régional pourrait faciliter les discussions entre les autorités et les dirigeants de Dana Ambassagou, de milices peul et même des personnes proches des jihadistes sur des questions liées à la levée des check-points, la démilitarisation de certains espaces, le déploiement de militaires pour la protection des civils et la démobilisation des combattants. Ce comité régional pourrait aussi essayer de désamorcer la communautarisation du conflit en encourageant les élites de communautés peul et dogon – y compris ceux qui alimentent la logique communautaire du conflit et qu’il serait dangereux de maintenir à l’écart de toute tentative de dialogue – à chercher ensemble des mécanismes de résolution du conflit plus constructifs.
Le secrétariat permanent du cadre politique de la gestion de la crise au centre du Mali pourrait coordonner la mise en place de ces différents comités avec le soutien logistique de la Minusma, déployée au centre et disposant de moyens pour accompagner une telle coordination des efforts de dialogue. Le secrétariat permanent et la Minusma pourraient s’inspirer de l’expérience du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), qui a participé à la mise en œuvre de comités de paix locaux dans plusieurs zones en conflit, y compris au Ghana, en Sierra Leone, au Kenya et en Afrique du Sud. Ces expériences font état des succès tout comme des échecs de ces comités de paix.
Les comités de paix devraient servir de cadre de référence pour tous ceux qui veulent soutenir les efforts de dialogue dans la zone exondée. Les acteurs internationaux, y compris les ONG de médiation, pourraient alors intégrer leurs projets aux activités de ces comités et éviter d’engager des initiatives parallèles. Le secrétariat permanent du cadre politique de la gestion de la crise au centre du Mali devrait associer ces ONG à l’établissement de ces comités locaux et les convaincre de la nécessité de faire de ces derniers le cadre unique de toute initiative de dialogue dans la zone exondée. L’idée serait de privilégier une « approche ascendante » qui responsabilise les acteurs locaux dans la recherche des solutions les mieux adaptées à chaque contexte.
- Renforcer la sécurisation des civils
Tout en privilégiant les actions de dialogue, l’Etat malien et ses partenaires, notamment la Minusma, devraient accentuer les efforts de sécurisation des personnes et des biens. Les forces armées maliennes et la Minusma devraient davantage mutualiser et amplifier leurs efforts. Certes, les forces maliennes ont été accusées de graves négligences et d’abus contre les civils dans la région.
Mais le mandat de la Minusma reste d’appuyer les forces maliennes dans leur redéploiement, notamment au nord et au centre du pays, et on peut penser que leur présence au sein de patrouilles conjointes limiterait les risques d’abus contre les civils.
Ensemble, ces forces devraient miser sur un meilleur maillage sécuritaire en déployant des troupes mieux équipées, et en nombre suffisant, ainsi qu’une plus grande capacité d’intervention rapide dans les principaux foyers du conflit. Si certains doutent de la capacité des forces maliennes et onusiennes à mener à bien un tel effort, il convient de rappeler que ces efforts ne sont pas démesurés car la zone du conflit est relativement restreinte (4,35 pour cent du territoire national).
” Les forces de sécurité ne devraient pas se focaliser sur les opérations antiterroristes, mais privilégier leur rôle de protection des personnes et des biens. “
Plusieurs éléments peuvent faciliter cet effort de sécurisation et de démilitarisation des communautés. D’abord, les forces armées maliennes devraient réoccuper les postes militaires avancés qu’elles ont abandonnés suite au lancement de l’opération Maliko en janvier 2020. Les autorités devraient renforcer ces postes avancés, voire en créer d’autres, dans le cadre du déploiement de 3 500 soldats annoncé par l’ancien Premier ministre en juillet 2019. Certes, une présence militaire de proximité expose davantage les forces armées aux attaques jihadistes, mais elle aurait un effet dissuasif sur les assaillants. A l’inverse, le retrait des troupes permet aux groupes armés de s’installer en maîtres dans la zone et expose les civils à plus de violences, comme en témoigne la seconde attaque d’Ogossagou.
Concrètement, les forces de sécurité ne devraient pas se focaliser sur les opérations antiterroristes, mais privilégier leur rôle de protection des personnes et des biens. En effet, la lutte contre le jihadisme armé ne peut être efficace que si les tensions à base communautaire qui l’alimentent sont désamorcées.
Ensuite, les militaires devraient mieux démontrer leur impartialité en cessant toute forme de collaboration avec les milices et en mettant fin aux exactions extrajudiciaires contre des civils. Les forces de défense, rendues nerveuses par les attaques jihadistes, pourraient s’opposer au désarmement de milices avec lesquelles elles ont certes eu des tensions, mais avec qui elles ont aussi collaboré sur le terrain. Il reste possible de convaincre les forces armées que le désarmement des milices ne les exposera pas à davantage d’attaques jihadistes. Pour ce faire, il faut améliorer leurs conditions opérationnelles sur le terrain, redynamiser la collecte de renseignements, tout en exigeant de la hiérarchie militaire qu’elle commence par punir sévèrement les abus les plus flagrants venus de ses rangs.
Parallèlement, les notables locaux et les acteurs de la médiation devraient poursuivre leurs efforts pour que les forces de défense et de sécurité soient mieux acceptées et comprises des communautés. L’armée peut regagner en crédibilité si elle est en mesure de prouver son efficacité.
De son côté, la Minusma a aussi un rôle crucial à jouer dans ce dispositif de sécurisation et de protection des civils. En juin 2020, le Conseil de sécurité des Nations unies a renouvelé le mandat de la Minusma en conservant la gestion de la crise au centre du Mali au cœur de ses priorités. Ses bases opérationnelles temporaires, ainsi que ses moyens de mobilité relativement importants, comparés à ceux des forces armées maliennes, pourraient être décisifs pour réussir des interventions rapides dans les villages reculés et prévenir les attaques. A ce jour, la Minusma dispose de quatre bases opérationnelles temporaires, basées à Douna-Pen et Madougou dans le cercle de Koro, à Ogossagou dans le cercle de Bankass, et à Ouo Sarré dans le cercle de Bandiagara. Pour être efficace, la force onusienne devrait déployer des bases opérationnelles temporaires supplémentaires pour couvrir les autres points chauds du conflit, notamment au sud de Bankass et de Douentza. Elle devrait également appuyer l’action de ces bases avec l’intervention d’hélicoptères de reconnaissance et de combat capables de détecter et de dissuader des assaillants avant qu’ils ne commettent une attaque.
La Minusma devrait continuer de s’engager en appui des forces de sécurité maliennes avec l’objectif de leur rendre progressivement le plein contrôle des missions de sécurisation. A cette fin, il serait judicieux d’intensifier les patrouilles militaires conjointes des forces armées maliennes et de la mission onusienne. Cependant, les capacités actuelles de la force au centre du Mali restent limitées. Par exemple, la mission ne dispose pas d’hélicoptère de combat dédié aux opérations au centre du Mali.
La Minusma devrait bénéficier, sinon de plus de moyens matériels et humains, du moins d’outils mieux adaptés à l’exécution de ses missions au centre du Mali.
Les efforts de sécurisation ne devraient pas viser une confrontation systématique avec les groupes armés, mais plutôt des actions de dissuasion pour éviter les attaques contre les civils ou l’entrave des processus de dialogue engagés pas les comités de paix. L’objectif des forces de défense et de sécurité serait de soutenir les efforts en vue d’une paix négociée plutôt que de l’imposer par la force. La sécurisation sera plus facile à mettre en place si elle se construit sur le travail des comités locaux de paix et des cessez-le-feu qu’ils négocient.
Enfin, le pire des scénarios ne pouvant être écarté, il importe de prévoir un plan d’urgence qui permettrait, en cas de nouvelle escalade, de lancer une action musclée des forces armées maliennes et de la Minusma pour assurer la protection des civils. Ces opérations pourraient bénéficier d’un soutien logistique de la part des forces françaises de l’opération Barkhane. En dépit d’un mandat limité à la lutte antiterroriste, les forces françaises auraient, en effet, intérêt à soutenir activement les forces armées maliennes et la Minusma en cas de détérioration rapide de la situation. Il leur serait difficile de justifier le maintien d’opérations uniquement centrées sur la lutte contre le terrorisme à proximité de zones en proie à des massacres de grande ampleur.
B. Consolider la paix
Le dialogue et la sécurisation pourraient générer des accalmies temporaires, mais pour pérenniser celles-ci, des mesures supplémentaires semblent nécessaires. Elles incluent le retour à une gouvernance plus efficace, la démobilisation des combattants et la réglementation de l’accès aux ressources.
- Construire une gouvernance plus efficace
Le retrait de l’administration et des services publics a affaibli la capacité de l’Etat à avoir une véritable influence sur le cours des évènements. L’incapacité de l’Etat à enrayer les violences et ses liens ambivalents avec les groupes d’autodéfense ont entamé un peu plus le crédit des autorités auprès d’une grande partie de la population de la zone exondée, toutes communautés confondues. Afin de renforcer la légitimité de l’Etat, le gouvernement devrait traduire dans les faits son engagement d’adopter un nouveau mode de gouvernance censé rétablir des liens de confiance avec les populations et instaurer de nouveaux rapports avec les communautés. La réforme de la gouvernance est sans doute le chantier le plus vaste et le plus complexe du Mali, vu les défaillances qui durent depuis de longues années. Sa conception et sa concrétisation prendront beaucoup de temps.
Si de nombreux observateurs restent pessimistes face à l’ampleur de la tâche, il existe cependant des pistes à explorer.
Dans un premier temps, l’Etat devrait sanctionner avec plus de sévérité les pratiques d’injustice, de corruption, de favoritisme ou d’exclusion. Les autorités maliennes devraient en particulier appliquer les sanctions disciplinaires visant les agents de l’Etat qui abusent de leur pouvoir et détournent à leur profit les ressources publiques. Elles devraient notamment punir les abus des forces de sécurité à l’égard des civils et lutter activement contre la corruption qui mine le milieu judiciaire.
” Le manque de moyens de l’Etat est encore plus préoccupant dans le contexte actuel de coup d’Etat militaire et de pandémie. “
Le manque de moyens de l’Etat est encore plus préoccupant dans le contexte actuel de coup d’Etat militaire et de pandémie. Certains partenaires extérieurs ont suspendu leur aide à l’Etat malien jusqu’à l’installation d’un gouvernement élu au suffrage universel, alors que d’autres pays donateurs subissant une récession économique risquent de réduire leur soutien financier.
Le gouvernement devrait donc compter sur ses propres moyens, et essayer d’accentuer ses efforts budgétaires dans la zone exondée, notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation, des infrastructures et de l’énergie hydraulique. Certes, les priorités du gouvernement de transition sont nombreuses et la zone affectée est de taille restreinte, mais les violences à base communautaire qui s’y déroulent menacent la cohésion nationale dans son ensemble. Il est encourageant de constater que la junte militaire, dans son projet de feuille de route de la transition, a inscrit la résolution de « tension et conflit intercommunautaire » en troisième position des priorités des autorités de transition.
Pour plus d’efficacité, l’Etat devrait donner plus de pouvoirs au gouverneur de la région de Mopti afin qu’il coordonne l’action des services déconcentrés au niveau de la région. Dans le contexte de violence actuel, l’administration publique locale dans la zone exondée est absente ou inopérante, et donc incapable de conduire efficacement l’action gouvernementale. Elle devrait s’appuyer sur le gouverneur, représentant du pouvoir central, plutôt que sur les autorités élues localement, qui disposent de moyens bien inférieurs à ceux du gouvernorat. La structure administrative qui place les services déconcentrés sous la tutelle des ministères à Bamako rend difficile la coordination de leurs activités à l’échelle locale. Ces services tendent à agir de façon autonome et à ne rendre de comptes qu’à leur ministère de tutelle. Pour éviter ces dysfonctionnements, le gouverneur pourrait créer les conditions d’une synergie régionale entre des services actuellement déconcentrés.
En outre, les autorités devraient davantage impliquer les populations locales dans la définition et la mise en œuvre des politiques publiques. Cette participation ne devrait pas se limiter aux autorités et élus locaux, mais devrait aussi impliquer directement les populations bénéficiaires par le biais, par exemple, des comités de gestion locaux qui existent déjà à l’échelle des villages pour gérer écoles et centres de santé. Des études montrent, en effet, que les populations de la zone exondée ont tendance à être plus satisfaites des services publics quand elles sont associées à leur gestion.
- Démobiliser les groupes armés
La démobilisation est une condition sine qua non d’une véritable stabilisation. Aucun apaisement ne sera durable si les groupes armés restent actifs et les combattants armés. L’avantage du centre du Mali par rapport à des zones plus septentrionales du pays est que l’accès des civils aux armes de guerre y est un phénomène beaucoup plus récent (il date de la décennie passée) et plus facilement réversible. Le gouvernement a exigé le désarmement de toutes les milices qui opèrent dans la zone exondée du centre du Mali. Cependant, alors que ces milices refusent de désarmer volontairement, le gouvernement hésite, de manière compréhensible, à s’engager dans un désarmement forcé qui pourrait enflammer davantage le conflit. Pour sortir de cette impasse, l’Etat devrait trouver le juste milieu entre mesures d’incitation et usage de la contrainte. Evidemment, cela n’est envisageable que si le processus de désarmement vient non pas avant, mais en appui d’un processus de dialogue politique entre les protagonistes locaux de la crise, comme exposé dans la section précédente de nos recommandations.
” Les autorités maliennes devraient accentuer la pression sur les milices en faisant usage de la lutte contre l’impunité à travers l’arrestation et la poursuite en justice des personnes responsables de violences à l’égard des civils. “
D’une part, les autorités maliennes devraient accentuer la pression sur les milices en faisant usage de la lutte contre l’impunité à travers l’arrestation et la poursuite en justice des personnes responsables de violences à l’égard des civils. Cette lutte contre l’impuinté contribuerait à renforcer l’Etat de droit, à affaiblir les groupes armés et à créer les conditions d’une réconciliation saine et pérenne. A défaut de pouvoir donner une suite judiciaire à tous les incidents, l’Etat pourrait choisir ses dossiers et envoyer des messages forts concernant les violences les plus intolérables. Certes, engager des poursuites judiciaires risque de pousser les personnes incriminées à chercher à saboter le processus de paix, mais c’est aussi un moyen de maintenir la pression sur les groupes. L’objectif n’est ni de criminaliser tous les combattants, ni de les amnistier tous, mais de choisir des cas suffisamment significatifs pour envoyer un signal fort.
D’autre part, il faut proposer des perspectives de sortie honorables aux dirigeants des milices, en particulier ceux qui n’ont pas commis d’atrocités contre des civils, en encourageant, par exemple, leur reconversion dans le jeu politique. Lors des élections législatives de mars 2020, des membres influents de Dana Ambassagou, y compris l’ancien porte-parole du mouvement, Marcelin Guenguéré, ont été élus députés de la circonscription de Koro. Cette reconversion devrait être encouragée – avec des garde-fous contre les discours de haine – lors des prochaines élections municipales, initialement prévues en novembre 2019 puis reportées sine die, en partie à cause de la montée de l’insécurité au centre et au nord, et du retard dans la mise en œuvre de la réforme du découpage territorial. L’Etat devrait profiter du fait qu’une partie des milices armées au sein de Dana Ambassagou et des milices peul, notamment celle de Sékou Bolly, s’intéressent encore au DDR, à condition que le contexte sécuritaire s’améliore.
En outre, des responsables communautaires peul et dogon conscients de l’enjeu du processus de DDR, en particulier l’intégration des combattants dans l’armée, qui pourrait déterminer l’avenir du rapport de force entre les communautés, se sont mobilisés pour pousser leurs milices à y adhérer.
La démobilisation pose l’épineuse question du sort à réserver aux combattants désarmés. L’option classique qui consiste à les intégrer dans les forces armées paraît peu réalisable. Ayant déjà du mal à accueillir les anciens rebelles du nord désarmés à la suite de l’accord de paix d’Alger, les forces armées maliennes n’ont probablement ni la volonté ni la capacité d’absorber des milliers de combattants supplémentaires venus du centre du Mali. Quant à l’option misant sur les actions de réinsertion économique, préconisée par le gouvernement et certains de ses partenaires, elle attire moins les combattants, qui préfèrent intégrer l’armée.
L’Etat malien pourrait envisager des options intermédiaires, par exemple intégrer ces combattants dans des corps constitués en charge de la sécurité locale, tels que la police municipale ou territoriale. Cette option a l’avantage d’associer le besoin de démobilisation à celui de la sécurité locale. Mais elle n’est pas sans risque. Ces combattants démobilisés pourraient à l’avenir être à l’origine de nouvelles violences contre les civils s’ils ne bénéficient pas d’une formation adéquate, si leur mission n’est pas bien définie et limitée à la police de proximité, ou si des mécanismes de contrôle rigoureux de leurs actions ne sont pas en place. Au Burkina Faso, l’enrôlement sans encadrement suffisant des combattants koglweogo comme volontaires de défense a amené certains d’entre eux à commettre des violences contre des civils peul, qu’ils accusent d’entretenir des liens avec les jihadistes.
Avant de relancer tout processus de DDR, les autorités maliennes devraient mettre en place des mesures pour atténuer les risques liés aux offres d’intégration dans les forces de sécurité. Des partenaires tels que la mission de soutien aux capacités de sécurité intérieure maliennes de l’Union européenne (EUCAP Sahel Mali) et la composante police de la Minusma pourraient les appuyer pour faire les bons choix en la matière.
- Réglementer l’accès aux ressources foncières
A plus long terme, les autorités maliennes devraient s’attaquer aux causes profondes du conflit, en particulier la concurrence pour l’accès aux ressources naturelles, notamment foncières. Alors que cette concurrence s’accentue et génère des tensions, ni les législations foncières étatiques ni les mécanismes coutumiers de régulation ne semblent adaptés pour les résoudre. Les commissions foncières locales censées fournir une réponse adaptée aux conflits liés à la terre sont souvent accaparées par les autorités coutumières dont les décisions sont fréquemment contestées (voir section III). D’où l’importance pour l’Etat de procéder à une refonte ambitieuse du droit foncier et plus encore des manières de l’appliquer.
Il faut d’abord attendre que les violences prennent fin ou s’atténuent de manière significative, car réformer l’accès au foncier dans un contexte où les communautés restent armées est une entreprise risquée qui pourrait accentuer les violences. Quand ce sera le cas, les autorités devraient engager une réforme approfondie de la gestion foncière dans la zone exondée en impliquant les principaux acteurs et en tâchant de tirer les leçons des échecs des mécanismes actuels. Il faudrait trouver une solution au pluralisme des normes juridiques – droits étatique et coutumier, et commission foncière – qui caractérise la gestion actuelle du foncier, et produire des textes de loi adaptés aux réalités locales. Il est indispensable que l’adoption d’un nouveau code foncier intègre les contributions des acteurs locaux, premiers concernés par la révision de ce code.
” Les autorités maliennes devraient rompre avec le caractère trop technique et centralisé des décisions en matière de droit foncier. “
Les autorités maliennes devraient rompre avec le caractère trop technique et centralisé des décisions en matière de droit foncier. Les propositions de loi n’émanent pas d’une discussion entre acteurs locaux, mais plutôt d’un processus où des experts en droit foncier proposent des textes qui sont ensuite débattus par les agents techniques des ministères, soumis à l’appréciation des organisations paysannes, notamment nationales, et enfin présentés aux débats parlementaires à l’Assemblée nationale. Même si les députés passent des amendements, les lois qui en résultent reflètent davantage l’avis des experts et des techniciens du ministère qu’un consensus politique négocié localement. Il faudrait inverser ce processus en construisant le droit foncier sur des consensus entre acteurs politiques et communautaires locaux avant de procéder aux validations techniques. Les comités de paix locaux pourraient jouer un rôle à ce niveau, en servant de cadre pour les discussions sur des questions liées à l’accès aux ressources naturelles. Par ailleurs, ce cadre législatif qui donne plus d’autonomie aux responsables locaux dans l’adoption et la mise en œuvre des lois foncières pourrait être utile dans d’autres espaces où le foncier est source de conflit.
Dans un tel processus, le rôle de l’Etat serait surtout de définir les grands principes et les grandes orientations, tels que les impératifs d’unité nationale, d’équité, de solidarité et d’égalité. Il lui reviendrait également de favoriser l’établissement de consensus locaux à travers la mise en place de mécanismes de dialogue permettant aux populations de trouver des compromis et d’exprimer leurs préférences.
VII. Conclusion
Depuis 2016, la zone exondée aux sud et sud-est de la région de Mopti est le théâtre de flambées de violence à caractère communautaire dont sont victimes des civils principalement issus des communautés peul et dogon. Cette recrudescence de violences entre civils est sans précédent dans le pays. D’importants changements sociaux, environnementaux et politiques ont exacerbé les clivages et accentué la compétition autour des ressources, notamment foncières. Ces changements, auxquels s’ajoutent une crise de la gouvernance et une incapacité des autorités à gérer les conflits locaux, ont fait le lit des groupes armés qui s’implantent durablement dans la région. Leur présence a provoqué une brusque montée des violences contre les civils et nourrit en parallèle une inquiétante dynamique de communautarisation des conflits locaux.
Face à cette dérive préoccupante, l’Etat et ses partenaires ne sont pas restés inactifs, mais leurs efforts tardent à porter leurs fruits. Les nouvelles autorités de transition devraient saisir l’occasion d’amorcer un tournant. Elles devraient, en particulier, harmoniser et mieux organiser leurs efforts de sortie de crise, tout en introduisant des outils jusque-là sous-exploités, tels que les comités de paix, capables de redynamiser les efforts de dialogue et les cessez-le-feu. Ensuite, elles devraient améliorer la gouvernance et l’Etat de droit et procéder à une démilitarisation de la région. A plus long terme, les autorités maliennes doivent s’attaquer aux causes profondes du conflit à travers une réforme profonde des mécanismes régulant l’accès aux ressources et permettant la résolution des conflits fonciers.