Le président de la Commission de l’Union africaine, le tchadien Moussa Faki, présentait ce vendredi 11 novembre un rapport demandant des sanctions immédiates contre le pouvoir militaire en place au Tchad du général Mahamat Idriss Déby. En cause : le refus d’une transition vers un pouvoir civil et la répression meurtrière des manifestations du 20 octobre. Mais le Conseil Paix et sécurité (CPS) en a décidé autrement. Décryptage avec Enrica Picco, directrice Afrique centrale à International Crisis Group (ICG).
“C’était un rapport très dur pour le pouvoir en place, beaucoup plus dur que ce qui était attendu”, commente Enrica Picco, avocate et directrice Afrique Centrale de l’International Crisis Group (ICG).
Quelques jours avant le vote devant le Conseil Paix et Sécurité de l’Union africaine, le rapport du président de la Commission, le tchadien Moussa Faki, ancien Premier ministre de 2003 à 2005, a fuité dans la presse, provoquant la colère du président Déby qui en avait découvert la teneur.
“Il a souligné la violation des accords pris au début de la transition, notamment l’inéligibilité des membres de la transition lors d’élections à venir, qui devait marquer le retour du pouvoir civil. Il condamnait également de manière très forte les violences et la répression policière dans les manifestations du 20 octobre à N’Djamena”, poursuit-elle.
Selon l’avocate, c’est la première fois qu’une telle prise de position est exprimée depuis la fin du dialogue national au Tchad (DATES), et surtout depuis les violences du 20 octobre, pour rappeler aux autorités tchadiennes leurs engagements.
Maintenir la stabilité après la mort d’Idriss Déby
En effet, en avril 2021, une mission d’enquête de l’UA est lancée après la mort sur le front face aux rebelles du président Idriss Deby. “La commission d’enquête avait décidé que le changement inconstitutionnel des pouvoirs ne pouvait pas être considéré comme un coup d’Etat, à la différence de plusieurs autres pays, comme le Mali ou le Soudan”, explique Enrica Picco.
“A condition bien sûr que la transition ne dure pas plus de 18 mois, renouvelables une seule fois et que les militaires au pouvoir ne se présentent pas comme candidats aux prochaines élections”, poursuit-elle.
L’exception tchadienne, en quelque sorte. C’était déjà l’Union africaine qui avait pris cette décision, pour la stabilité de la région. “L’Union africaine avait en effet décidé de donner une chance à la junte militaire, et donc au clan au pouvoir depuis 30 ans, à condition qu’un processus de transition se mette en place, incluant un dialogue national avec l’opposition, la population et même les groupes armés, pour le futur du pays”, détaille l’avocate.
Moussa Faki a fait un discours très dur contre le régime de Déby père, que tout le monde a interprété comme une déclaration de candidature aux prochaines élections
Enrica Picco, avocate et directrice Afrique Centrale de l’International Crisis Group
“C’est aussi parce que la CEEAC, la Communauté économique des Etats de l’Afrique centrale, n’a pas la capacité et les pouvoirs d’une Cédéao en Afrique de l’Ouest pour s’imposer aux pays membres, que l’Union africaine a pris le dessus sur cette question”, complète Enrica Picco.
Au début de cette période de transition, les signaux sont au vert. Une ouverture semble possible. “En 2021, il y a eu quelques ouvertures démocratiques impensables sous le régime de Déby père : des manifestations d’opposition à N’Djamena, plus de liberté d’expression, de rassemblement, de parole, notamment sur les réseaux sociaux. Il n’y a plus eu de ‘coupure’ des réseaux par exemple”, raconte Enrica Picco.
Volonté de garder le pouvoir
Mais rapidement, les conditions de poursuite de la transition ont montré des signes de faiblesse. “La condition de l’inéligibilité des militaires aux élections n’a pas été respectée. Et plusieurs membres de l’opposition et de la société civile étaient absents du dialogue initié. La donne a commencé à changer, et la volonté des autorités de garder le pouvoir s’est affirmée”, analyse Enrica Picco.
Du côté de la population, la situation paraît explosive. “Après 30 ans d’inégalités, il y a une demande de bonne gouvernance, d’opportunités économiques et sociales qui ne peut plus attendre”, explique-t-elle. “Dans la capitale, il y a près de 350 000 personnes sans maison, à cause des inondations. Il y a des risques d’épidémies de choléra, de fièvre typhoïde. Cela explique au moins en partie les actions violentes des manifestants qui ont détruit certains bâtiments publics le 20 octobre”, poursuit-elle.
Cette situation tendue pourrait-elle à elle seule expliquer la demande de sanction du président de la Commission de l’Union africaine, Moussa Faki, lui qui était l’un des premiers à s’opposer aux sanctions en avril 2021 ? Peut-être, selon Enrica Picco qui insiste tout de même sur le fait que ce dernier aurait des velléités électorales au Tchad également. “Pendant la transition il s’est présenté à l’ouverture du dialogue national à N’Djamena. Il a fait un discours très dur contre le régime de Déby père, que tout le monde a interprété comme une déclaration de candidature aux prochaines élections”, explique la directrice Afrique centrale de l’ICG.
En condamnant avec véhémence les violences du 20 octobre, et en demandant le jour même une enquête, le président de la Commission de l’Union africaine s’est affirmé comme un acteur majeur du pays, au risque d’outrepasser la diplomatie en place. “Dans son rapport proposé au Conseil Paix et Sécurité, Moussa Faki a proposé un médiateur de l’Union africaine pour apaiser les tensions au Tchad, sans tenir compte que dix jours avant, lors d’un sommet de la CEAC, le président Tshisekedi avait déjà été nommé médiateur dans la crise tchadienne”, explique l’experte.
La Russie n’a pas les ressources pour appuyer une guerre civile au Tchad aujourd’hui
Enrica Picco, avocate et directrice Afrique Centrale de l’International Crisis Group
Mais, cela n’explique pas complètement le refus de l’Union africaine de sanctionner le Tchad aujourd’hui. L’un des éléments de réponse reste l’intérêt de certains Etats du continent africain. “Le Nigeria a fait pression sur l’Union africaine depuis le début de la crise tchadienne pour ne pas appliquer de sanctions”, explique Enrica Picco. “Le président Buhari a vraiment besoin de la stabilité du Tchad dans la lutte contre le djihadisme dans son pays, avec la présence de militaires tchadiens dans la zone du lac Tchad”, poursuit-elle. Le Nigeria a tout intérêt au statu quo.
Tout comme le Nigeria, il est également dans l’intérêt de la France de préserver la stabilité du Tchad. On connaît la relation étroite qu’entretiennent ces deux pays. Pour Enrica Picco, “la France n’a aucun intérêt à adopter une posture trop dure contre le régime de Mahamat Déby. Paris ne peut pas absolument pas se permettre de perdre un autre allié dans la région”.
Une intervention de la Russie peu probable
La Russie peut-elle jouer un rôle dans cette transition politique au Tchad ? Rien n’est moins sûr pour la directrice Afrique Centrale de l’ICG. “Cela ne correspond pas au scénario habituel de la Russie. Les modèles d’intervention russe que l’on a vus en Centrafrique, au Mali, c’est de se positionner comme un allié sécuritaire des régimes en place. L’allié qui a donné toutes les garanties au Tchad, c’est la France, et ce depuis 2008”, détaille-t-elle.
“Un autre scénario, moins probable, serait que la Russie appuie un changement de régime comme en Libye par exemple. Mais soutenir des groupes armés ne garantit pas le pouvoir et la Russie a besoin d’alliés stables en Afrique”, poursuit-elle. Et de conclure, “La Russie n’a pas les ressources pour appuyer une guerre civile au Tchad aujourd’hui”.
L’opposition est affaiblie et quasiment éliminée après les répressions du 20 octobre
Enrica Picco, avocate et directrice Afrique Centrale de l’International Crisis Group
Voilà donc pourquoi les condamnations des violences des autorités tchadiennes sur les manifestants le 20 octobre dernier ont été assez modérées en Afrique, ce qui affectera sans aucun doute l’influence et la marge de manœuvre de l’Union africaine. “Sans une décision claire sur la situation tchadienne, l’Union africaine risque de perdre sa crédibilité. Cela pourrait être vraiment un problème lors d’un éventuel changement inconstitutionnel de pouvoir dans la région”, déclare Enrica Picco
(Re)voir Tchad, une enquête internationale sur les évènements du 20 octobre
Enrica Picco estime cependant que l’Union africaine pourrait encore revenir sur sa décision, même si elle ne voit pas ce qui la ferait changer d’avis. “L’opposition est affaiblie et quasiment éliminée après les répressions du 20 octobre”, explique-t-elle. “Je vois difficilement l’organisation d’autres manifestations comme celle-ci. Les leaders d’opposition se cachent à l’étranger, ou ont été arrêtés, tués. Le procureur de la République a déclaré plus de 600 arrestations, les ONG parlent elles de milliers de personnes arrêtées. La population est traumatisée, et encore sous le choc à N’Djamena”, conclut-elle.