Après l’offensive d’environ 2 000 combattants islamistes le long de la frontière, les autorités craignent des infiltrations et un enracinement du groupe affilié à Al-Qaïda.
Les Chabab (« les jeunes ») ont-ils désormais les yeux rivés sur l’Ethiopie ? Les craintes sont nourries depuis l’offensive d’ampleur lancée le 20 juillet par le groupe somalien affilié à Al-Qaïda. Lors de l’attaque, environ 2 000 combattants islamistes ont pris d’assaut la longue frontière qui sépare les deux pays, s’avançant à certains endroits à plus de 150 km au sein du territoire éthiopien.
Si l’armée éthiopienne a reconquis son territoire après deux semaines d’intenses combats et de frappes aériennes, la situation est loin d’être stabilisée. Un mois et demi après les opérations, les escarmouches se poursuivent le long de la frontière. « La situation est encore très fluide dans les zones frontalières », confie un administrateur de la région Somali, dans l’est de l’Ethiopie, qui souhaite garder l’anonymat. Un diplomate occidental à Addis-Abeba affirme que les autorités régionales sont « nerveuses » à cause d’éventuelles infiltrations.
D’autant que plusieurs sources signalent la percée d’une centaine de Chabab en plein cœur de l’Ethiopie, près de la zone de Bale, en région Oromia. « Ils essayent d’établir une présence de long terme, de créer des cellules et de recruter », indique Omar Mahmood, spécialiste de la Somalie au sein du think tank International Crisis Group. Cette zone montagneuse est stratégique à cause de l’implantation ancienne d’un islam salafiste et des revendications foncières de la population, qui pourraient faciliter un recrutement par le groupe islamiste.
Cette offensive n’est pas « un hasard »
L’ampleur de l’attaque lancée fin juillet, avec des véhicules et des vivres mobilisés en nombre, a impressionné plusieurs observateurs de la poudrière somalienne. « Je suis surpris par le degré d’organisation et de ressources du groupe. C’est une première. Nous n’avons jamais vu une incursion comme celle-ci dans un pays étranger », note Omar Mahmood.
Cette offensive « n’est ni un hasard, ni une opération ponctuelle », avait prévenu fin juillet l’ancien commandant des forces américaines en Afrique, le général Stephen Townsend. Historiquement, les Chabab ont toujours eu l’Ethiopie en ligne de mire. Le pays, qui a multiplié les interventions militaires en Somalie ces deux dernières décennies pour tenter d’éloigner la menace, est leur ennemi juré. « Agiter le chiffon éthiopien est toujours populaire pour mobiliser en milieu somalien », résume Roland Marchal, chercheur au CNRS.
Selon lui, l’opération des Chabab est le fruit d’une réflexion menée par le groupe depuis plus d’un an à l’aune des « événements récents en Ethiopie », avec les « opportunités » que représentent « l’instabilité politique liée à la guerre civile » au Tigré (nord) et « l’affaiblissement des services de sécurité depuis l’arrivée au pouvoir du premier ministre Abiy Ahmed ».
Auteurs d’attaques terroristes en Somalie, au Kenya, en Ouganda et en Tanzanie – la dernière remonte à l’assaut sanglant de l’hôtel Hayat, le 20 août à Mogadiscio, qui a fait au moins 21 morts –, les combattants islamistes somaliens ne sont jamais parvenus à frapper en Ethiopie. Ils pourraient y adopter un autre mode opératoire, selon Roland Marchal : « Il y a fort à parier qu’ils vont mener une politique discrète d’enracinement. Leur objectif premier n’est pas de mener des attentats, mais de se faire accepter et de tisser du lien. »
Un processus qui a déjà commencé. Ainsi, des Oromo sont enrôlés depuis de longues années au sein d’une unité du groupe appelée « Front éthiopien » et qui était partie prenante de la récente offensive. En juillet, quelques jours avant l’attaque des Chabab, une opération des services de sécurité éthiopiens dans la zone de Bale a coûté la vie à un prédicateur, accusé d’embrigader la jeunesse locale pour le compte du groupe islamiste.
Viser « les intérêts français et américains »
« Les Chabab se définissent comme une organisation transnationale. Ils ne veulent pas être vus comme une rébellion locale qui se bat uniquement en Somalie, mais comme un groupe qui veut prendre la région et installer un califat islamique », affirmait en mai Samira Gaid, du Hiraal Institute, dans un entretien au Monde. L’an dernier, le leader des Chabab, Ahmed Diriye, désignait notamment « les intérêts français et américains à Djibouti » comme cibles prioritaires du groupe.
La menace d’une expansion régionale est prise au sérieux par les Etats-Unis. Alors que Donald Trump avait décidé de retirer les troupes américaines de Somalie en décembre 2020, son successeur, Joe Biden, a acté en mai le rétablissement d’une « petite présence militaire » d’environ 500 membres des forces spéciales à Mogadiscio. « Les Chabab présentent une grave menace pour la sécurité et la stabilité en Afrique de l’Est. Nous nous engageons à soutenir nos partenaires dans la région pour y faire face », indique au Monde un porte-parole du département d’Etat américain. De son côté, l’Ethiopie a annoncé le 29 juillet la création d’une « zone tampon » au sein même du territoire somalien, sans que ce projet se soit encore matérialisé.
En Somalie, le nombre d’attaques menées par les Chabab a dangereusement augmenté en 2022, se rapprochant du niveau de violence de 2017. « Les Chabab sont devenus la franchise mondiale la plus riche et la plus puissante d’Al-Qaïda, menaçant la paix et la sécurité, ainsi que les efforts humanitaires en Somalie et dans la Corne de l’Afrique », a déclaré Annette Weber, l’envoyée spéciale de l’Union européenne pour la Corne de l’Afrique, à la tribune du Conseil de sécurité de l’ONU, le 7 septembre, réclamant un effort « considérable » à la communauté internationale pour combattre l’organisation islamiste.