MOBILISATION. Le principal parti au pouvoir a mobilisé des milliers de partisans samedi. Une démonstration de force dans un contexte de tensions politiques.
La première force politique en Tunisie s’appelle bien Ennahdha. Illustration : hier, samedi, le principal parti au pouvoir a mobilisé des milliers de ses partisans dans la capitale, Tunis.
Cette manifestation, l’une des plus importantes de ces dernières années, intervient alors que la crise sociale accentuée par la pandémie de coronavirus se double de difficultés budgétaires grandissantes. Certaines entreprises publiques peinent à payer les salaires et les bailleurs s’inquiètent de voir grimper la dette tunisienne. Mais depuis plusieurs semaines, la crise s’est déplacée sur le terrain politique, où le bras de fer entre cette formation d’inspiration islamiste et le chef de l’État Kaïs Saïed se tend.
Kaïs Saïed, un conservateur indépendant qui jouit d’une importante popularité, a rejeté fin janvier en raison de soupçons de conflit d’intérêts pesant sur certains ministres, un remaniement voulu par Ennahdha pour assurer au gouvernement le soutien de sa coalition parlementaire. Les deux camps s’écharpent sur l’interprétation de la Constitution et des prérogatives de chacun dans ce système semi-parlementaire. En l’absence d’une Cour constitutionnelle, le conflit s’éternise, paralysant le gouvernement depuis six semaines.
Et pourtant, le temps presse. Le Fonds monétaire international (FMI) a alerté dans un communiqué samedi sur l’urgence des réformes pour diminuer le déficit. Il a appelé à réduire la masse salariale publique et les subventions sur l’énergie, soulignant que « la dette publique deviendrait insoutenable à moins d’adopter un programme de réformes solide ».
« Ce n’est pas au président de décider tout seul »
« Le peuple veut l’unité nationale », ont scandé des partisans d’Ennahdha, agitant des drapeaux à Tunis. Prenant la parole devant les manifestants, le chef de file d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, a appelé à un dialogue entre « toutes les forces politiques » et à défendre le Parlement et les institutions.
« Ce n’est pas au président de décider tout seul qui peut gouverner ou pas ! », a déclaré à l’AFP Mohamed Khlif, venu de Sfax (Est) en dépit des restrictions de déplacements en vigueur en raison de la pandémie. Les manifestants, agitant des drapeaux tunisiens et de nombreuses banderoles, sont venus de tout le pays, et plus de cent cars ont été affrétés pour les transporter. Ennahdha – qui domine la scène politique depuis 2011, mais a vu son socle électoral s’éroder jusqu’à ne contrôler qu’un quart du Parlement –, « a montré qu’elle était toujours capable de mobiliser en nombre », estime le politologue Youssef Cherif.
Crise politique inédite
Cette mobilisation « permet d’arriver à la table des négociations fort de ce soutien visible », mais elle risque de compliquer tout dialogue, ajoute-t-il. Les dirigeants du parti ont « gagné en assurance » face à un président hostile à tout compromis. « Nous ne réagissons pas en fonction de leurs calculs et arrangements, mais en fonction de nos principes et engagements devant le peuple », a déclaré Kaïs Saïed samedi soir, qualifiant la manifestation de « gaspillage d’argent ».
Ennahdha s’est également réaffirmé face à une gauche affaiblie qui a aussi manifesté samedi contre Ennahdha, et aux anti-islamistes du Parti destourien libre (PDL), en plein essor. Mais cette démonstration de force reste controversée jusqu’au sein d’Ennahdha, d’autant que les luttes de pouvoir incessantes participent à discréditer la classe politique.
Le bras de fer risque de faire tomber le gouvernement de Hichem Mechichi, soulignent des responsables politiques, alors que le Premier ministre est laborieusement arrivé au pouvoir il y a six mois. Il a pris la suite d’un gouvernement qui n’avait tenu que quelques mois. Les querelles politiques qui ont entravé les réformes de fond depuis la révolution de 2011 se sont accentuées depuis l’arrivée au pouvoir en 2019 d’un Parlement morcelé et profondément divisé.
Cet « affaiblissement de la gouvernance » a poussé l’agence de notation Moodys à dégrader cette semaine la note de la dette souveraine de la Tunisie, compliquant son accès à l’emprunt alors que le pays n’a pas bouclé son budget 2021. Hichem Mechichi, qui avait limogé 11 ministres parmi lesquels celui de la Santé ou de l’Intérieur, a fini par confier ces ministères à d’autres membres du gouvernement déjà en place. « Dans ces moments de crise, il faut un dialogue, et actuellement il n’y en a aucun, seulement des monologues interactifs », a estimé le député Ennahdha Samir Dilou. La Tunisie « n’a pas les moyens d’avoir à la fois une crise politique, une crise socio-économique et le risque d’une crise sécuritaire ».