Le Soudan a besoin d’une stratégie de sécurité nationale pour guider les réformes de son secteur de la sécurité, afin de passer d’un outil de répression pour soutenir l’ancien régime à une force professionnelle qui protège les citoyens dans le cadre d’un système démocratique.
Accord de paix : Une lueur d’espoir
Depuis le renversement du gouvernement d’Omar Al-Béchir en avril 2019, le Soudan lutte pour éradiquer les maux de 30 ans de règne répressif, la cooptation des institutions publiques par le Front national islamique, et la politisation du secteur de la sécurité. Le gouvernement de transition civilo-militaire a lutté pour se montrer à la hauteur des slogans de la révolution soudanaise—liberté, justice et paix—ainsi que pour satisfaire les besoins essentiels quotidiens des citoyens. Ces priorités concurrentes ont été exacerbées par la propagation de la COVID-19, des précipitations, des inondations sans précédent le long du Nil, des relations civilo-militaires tendues et des années d’accumulation de la dette publique. Compte tenu de la tâche ardue consistant à démanteler les structures bien ancrées du régime défunt tout en améliorant les conditions de vie quotidiennes, le succès de la transition est loin d’être assuré.
Une lueur d’espoir est l’accord de paix du 3 octobre 2020, qui vise à mettre fin aux conflits civils qui couvent depuis longtemps dans l’ouest et le sud du Soudan. S’il reste encore des acteurs importants à intervenir et des détails à définir, cet Accord offre une occasion importante de faire progresser la transition démocratique en l’absence de conflit actif. Avec le mandat d’intégrer l’opposition armée dans les forces de sécurité, l’Accord nécessite également une vision et un plan pour ce à quoi ressemblera un secteur de la sécurité renouvelé au Soudan.
Le secteur de la sécurité : Un défi pour la transition
Les choix effectués pour répondre aux priorités, au rythme et aux étapes de toute transition politique détermineront dans quelle mesure il permettra de faire efficacement le lien entre le démantèlement d’un ancien régime autoritaire et la mise en place d’un nouveau système démocratique. Cela est particulièrement vrai pour le secteur de la sécurité, sachant qu’il doit se transformer et passer d’un outil de répression visant à soutenir l’ancien régime à un outil qui protège les citoyens dans le cadre d’une démocratie. Dans le cas du Soudan, un certain nombre de questions qui déterminent la réforme du secteur de la sécurité méritent une attention particulière :
Réforme et intégration. Le secteur de la sécurité créé par le régime de Béchir est très fragmenté et exceptionnellement important. Il compte environ 277 000 personnes, sans compter les différents groupes armés affiliés. Bon nombre de ces unités ne sont pas considérées comme professionnelles. En outre, bien qu’en baisse par rapport à leur pic pendant la longue guerre civile avec le Soudan du Sud, les dépenses militaires représentent toujours près de 10 % du budget national, et l’armée est fortement impliquée dans d’autres secteurs de l’économie.
Pour compliquer les choses, les mouvements armés qui ont combattu le gouvernement, qui se caractérisent également par des soldats mal entraînés et indisciplinés, devront maintenant être intégrés dans ce secteur de la sécurité. Le nombre de combattants à intégrer a d’ailleurs été laissé à l’appréciation des institutions militaires communes. Ce processus ne comporte pas de vision globale ou d’orientation stratégique sur la taille, la structure, les capacités et les objectifs de ce nouveau secteur de la sécurité.
Réformer le secteur de la sécurité au Soudan tout en rassemblant les acteurs disparates de la sécurité en une seule entité nationale demande du temps ainsi qu’une nouvelle réflexion. Il s’agit notamment de changer l’état d’esprit sur la façon dont la sécurité est perçue, planifiée, gérée et fournie au peuple soudanais. Avancer sans une telle orientation stratégique peut entraîner un dénouement facile de l’ensemble du processus de réforme.
« Dans une démocratie, les civils ont un rôle vital dans l’établissement de la vision et de la politique stratégique du secteur de la sécurité ».
Compréhension et étapes. Tant la Charte constitutionnelle que l’Accord de paix définissent étroitement la sécurité de manière à n’inclure que les militaires en uniforme. En outre, dans son Article 8.12, la Charte constitutionnelle désigne le militaire comme l’acteur responsable de la transformation des institutions militaires. En plus de demander à l’armée de se réformer, cette approche néglige le fait que dans une démocratie, les civils ont un rôle vital dans l’établissement de la vision et de la politique stratégique du secteur de la sécurité. De même, les députés et la société civile ont d’importantes fonctions de surveillance. En outre, au sein du gouvernement, le secteur de la justice, les finances, l’immigration, les douanes et d’autres ministères ont un rôle à jouer pour assurer la sécurité de la population.
L’enchaînement des phases de transition en matière de sécurité dans l’accord de paix pose également des problèmes. Par exemple, le plan de transformation, de développement et de modernisation du secteur de la sécurité en est à la dernière (quatrième) phase, tandis que le désarmement, la démobilisation et la réintégration (DDR) doit être mis en œuvre au cours de la troisième phase. En d’autres termes, le dimensionnement et la réforme des nouvelles forces armées sont censés se faire sans aucune orientation stratégique.
Représentation et professionnalisme. Un des défis de la transition post-conflit consiste à concilier représentation et professionnalisme dans le secteur de la sécurité. Dans la plupart des contextes de guerre civile, certains groupes ethniques dominent les factions armées et ont tendance à être surreprésentés dans le gouvernement de transition, qui récompense ceux qui ont des armes, comme dans le cas du Soudan du Sud. Cette domination, associée à une mauvaise formation, a entraîné la création d’une classe d’armes qui contrôle le marché politique, ce qui rend le Soudan du Sud susceptible d’instabilité politique.
Bien que l’Accord de paix pour le Soudan mette l’accent sur l’établissement d’une armée nationale professionnelle fondée sur le mérite et guidée par une nouvelle doctrine, on ne sait pas exactement comment cette doctrine sera élaborée. Il n’existe pas non plus de plan pour combler les lacunes en matière d’éducation, tant au niveau des sous-officiers que des officiers, de l’armée permanente ou des membres des mouvements armés devant être intégrés.
Le processus de DDR. La démilitarisation des groupes armés est un processus essentiel pour transformer le secteur de la sécurité et passer de la guerre à la paix. Toutefois, les Soudanais ont adopté une approche conventionnelle au processus de DDR qui s’est toujours révélée inefficace dans des conflits complexes caractérisés par de multiples acteurs armés, des structures de commandement et de contrôle mal fixées, des loyautés ethniques plutôt que nationales, et une ambiguïté quant à savoir qui est un combattant. Une telle complexité définit la réalité au Soudan. Le processus de DDR a été considéré comme une activité militaire technique plutôt que comme une partie intégrante du processus politique de transformation du secteur de la sécurité. Cela se traduit par le fait que l’ensemble du processus de DDR est confié à une commission d’État qui, en plus de ne pas être représentée, est elle-même soumise à la corruption.
L’absence de critères clairs précisant qui peut être qualifié de soldat (et donc qui peut être intégré dans l’armée nationale ou recevoir une prime de démobilisation) ouvre également le processus à la corruption, au truquage, au nouveau recrutement et à la surdéclaration. La gestion de ces accords avec les divers mouvements armés actuellement actifs au Soudan posera un réel défi en matière de coordination et risque de faire double emploi si elle n’est pas intégrée dans la stratégie de sécurité globale.
Enseignements que le Soudan peut tirer d’autres transitions
Le Soudan devra s’adapter à sa situation unique, mais il peut tirer de nombreux enseignements des expériences d’autres pays qui ont entrepris des réformes de leur secteur de la sécurité au cours des transitions démocratiques. Voici quelques enseignements pertinents tirés de ces expériences :
Le DDR n’est pas une activité isolée. Le DDR fait partie d’un processus politique plus large visant à réformer le secteur de la sécurité. En l’absence d’une vision nationale, d’une grande stratégie de sécurité et d’un leadership politique avec un commandement et un contrôle des forces respectives, les initiatives de DDR risquent d’échouer. L’intégration de forces rivales pour des raisons d’opportunisme politique, par exemple, est souvent problématique si elle n’est pas guidée par une stratégie nationale visant à mettre en place un secteur de la sécurité véritablement professionnel.
Les initiatives du DDR bénéficient grandement d’une certaine forme de stratégie de sécurité nationale qui définit les menaces auxquelles un pays est confronté et la structure des forces nécessaires pour assurer cette sécurité. Comme la création d’une stratégie de sécurité nationale prend du temps, certains éléments du DDR peuvent devoir être mis en place en même temps qu’un processus de stratégie de sécurité nationale. Cependant, même cela devrait être guidé par une vision initiale articulée par le leadership civil.
Contextualiser le processus de DDR. La nature complexe de la sécurité au Soudan, où il n’y a pas seulement deux factions rivales mais plus d’une douzaine de groupes armés, nécessite d’adapter le concept de DDR à sa réalité unique. Lorsque le Soudan du Sud a tenté d’appliquer un cadre standard de DDR, par exemple, cela s’est avéré problématique car l’armée ne disposait pas d’une base solide sur laquelle s’appuyer. Les forces gouvernementales ressemblaient plutôt souvent à une milice ethnique armée plutôt qu’à une armée professionnelle. L’intégration du DDR qui a suivi a donné lieu à une force de sécurité encore moins unifiée et responsable. Au Soudan, alors que les ٣٠ années de règne du parti islamique ont supplanté le professionnalisme militaire traditionnel par sa propre doctrine et idéologie, le point de départ de la transformation du secteur de la sécurité nécessitera une réorientation fondamentale.
Le DDR n’est pas un concept sans faille. Il est souvent méconnu que les composants du DDR sont très différents, chacun nécessitant des compétences différentes. Le désarmement et la démobilisation (DD), en particulier, exigent que les agents de sécurité surveillent l’identification et la démobilisation des combattants et des biens sur une période discrète. La réintégration, en revanche, est un processus de développement et de consolidation de la paix qui implique une coopération étroite avec les communautés sur une longue période de temps. Ces processus séquentiels ne le sont pas non plus, comme cela est souvent supposé dans le DDR conventionnel. En fait, dans des contextes complexes comme le Soudan, l’expérience montre que le processus de réintégration communautaire est particulièrement vital pour éviter la récidive et devrait être mis en œuvre dès le départ. Étant donné que l’Accord de paix pour le Soudan considère actuellement le DDR comme un concept unique, ce processus nécessite une conceptualisation et une adaptation plus poussées.
« L’expérience … souligne l’importance d’un processus d’examen de la sécurité inclusif et participatif grâce à l’engagement général des citoyens. »
L’économie politique du DDR. L’expérience de nombreux pays africains montre que le comportement et les intérêts des puissances ou des seigneurs de guerre plutôt que des ex-combattants individuels posent généralement les plus grands défis à des processus efficaces de DDR. Compte tenu de l’apport potentiel de ressources au programme de DDR, ces dirigeants auront intérêt à contrôler ces ressources, à en tirer un avantage financier ou à renforcer leur propre faction. L’influence sur les décisions telles que les groupes armés qui doivent être désarmés et qui peuvent rejoindre les forces de sécurité nationales aura également des répercussions directes sur la dynamique du pouvoir au Soudan.
Engagement général avec les citoyens. Pour ce qui est du processus d’évaluation du secteur de la sécurité de manière plus générale, l’expérience du Libéria, de la Sierra Leone et du Burundi souligne l’importance d’un processus d’examen de la sécurité inclusif et participatif grâce à l’engagement large des citoyens. Un tel processus assure une représentation plus large des intérêts, du soutien populaire et de la légitimité sociétale du processus, qui peuvent ensuite être utilisés pour réorienter les priorités politiques. Cela dissuade également les élites de détourner le processus et crée la pression nécessaire pour un changement dans le secteur de la sécurité que les dirigeants ne peuvent facilement contourner.
En Sierra Leone, les médias et la société civile ont joué un rôle essentiel dans la promotion du dialogue national sur la sécurité. Le législateur peut jouer un rôle important dans le processus de transformation du secteur de la sécurité si sa capacité technique et sa compréhension de son rôle de surveillance vis-à-vis du secteur de la sécurité sont renforcées. Les autorités locales et les chefs traditionnels peuvent également apporter au processus le soutien de la communauté et une représentation plus large. En bref, le processus d’examen et de transformation du secteur de la sécurité est souvent aussi important que les résultats qu’il génère.
Aller de l’avant
Le Soudan traverse une transition extrêmement difficile et capitale, mais avec d’énormes opportunités de réaliser les principes de la révolution soudanaise : liberté, paix et justice. Le contrôle institutionnel créé par le régime islamique est plus prononcé dans le secteur de la sécurité que dans pratiquement tout autre segment de la société soudanaise. Cela fait de la réforme du secteur de la sécurité non seulement une priorité absolue, mais aussi l’un des moyens les plus efficaces de mettre fin à 30 ans de règne prédateur du régime de Béchir.
« La réforme du secteur de la sécurité est l’un des moyens les plus efficaces de mettre fin à 30 ans de règne prédateur du régime de Béchir ».
L’Accord de paix charge le Conseil national de sécurité et de défense de fournir un grand plan pour la transformation, le développement et la modernisation du secteur de la sécurité. L’accord identifie également la transformation du secteur de la sécurité comme un programme prioritaire pour la prochaine conférence constitutionnelle. De même, le Conseil Souverain, le cabinet et les Forces pour la Liberté et le Changement ont décidé de développer une stratégie de sécurité nationale comme l’une des tâches urgentes de la période de transition. Malgré ces engagements de haut niveau, le processus de transition du Soudan ne dispose pas d’un cadre global pour guider la réforme du secteur de la sécurité. Voici quelques mesures qui peuvent être prises pour établir un tel cadre d’orientation :
Examen du secteur de la sécurité. La compréhension du statut en termes de taille, de compétences et de niveau de dommages professionnels causés au secteur de la sécurité par le régime islamique devrait être le point de départ de toute réforme. La construction et la déconstruction du problème par un processus d’examen inclusif et participatif sont essentielles pour trouver une solution appropriée au niveau national.
Vision nationale commune. Bien que la révolution soudanaise ait fourni des slogans clairs pour la transition, il est nécessaire que ces principes soient articulés dans une vision nationale commune qui sera adoptée lors de la Conférence constitutionnelle. Cette vision guidera toutes les réformes pendant la transition, en particulier dans le secteur de la sécurité.
Élaboration d’une stratégie de sécurité nationale. Parallèlement à l’examen du secteur de la sécurité, un processus d’élaboration d’une stratégie de sécurité nationale peut être lancé pour :
Identifier les principales menaces pour la sécurité du Soudan et les besoins en matière de sécurité
Formuler une vision de la sécurité nationale pour le Soudan
Définir le but et les objectifs de la structure de sécurité nationale du Soudan
Désigner la répartition des tâches entre l’armée et les autres entités de sécurité
Déterminer la taille, les besoins en forces et les critères de recrutement pour le secteur de la sécurité
Le lancement d’un tel processus de stratégie de sécurité nationale permettra non seulement de déterminer les forces à démobiliser du secteur de la sécurité actuel et des mouvements armés par le biais du DDR, mais aussi de guider le processus d’intégration des différents mouvements armés dans le secteur de la sécurité réformé. Ce processus de stratégie de sécurité nationale fournira également une nouvelle doctrine qui inculquera une identité nationale, un ethos et une structure de commandement et de contrôle qui pourront éviter une fracture de l’appareil de sécurité qui ne servira que des intérêts locaux.
Être attentif à l’économie politique du DDR. L’expérience montre que, sans supervision adéquate, le DDR est perçu par les acteurs politiques et de sécurité comme une source de revenus et une opportunité d’emploi pour les groupes armés. Cela rendra le processus de DDR sensible à la corruption et à la fraude, tout en renforçant le pouvoir des acteurs de sécurité les plus politisés.
Mettre en place une sécurité centrée sur les personnes. La sécurité est un service public comme l’éducation et la santé. La façon dont la sécurité est perçue, planifiée, gérée et fournie doit impliquer les citoyens et pas seulement les services de sécurité en uniforme.