Quinze ans après son lancement, seulement 4 % de la superficie concernée par ce projet pharaonique ont été restaurés.
Quinze ans après son lancement, le projet de Grande Muraille verte reste un mirage. Le rideau de verdure destiné à s’étirer sur près de 8 000 kilomètres du Sénégal à Djibouti pour enrayer la dégradation des terres sous l’effet de la pression anthropique et du changement climatique dessine une ligne discontinue d’expériences plus ou moins abouties.
Au Mali, au Nigeria, en Mauritanie ou à Djibouti, cette initiative-phare du continent, à laquelle sont associés les onze pays de la bande sahélienne, se résume à de maigres parcelles de quelques milliers d’hectares de reboisement.
Le premier rapport d’évaluation, commandé par la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification et dévoilé lundi 7 septembre, acte ce modeste bilan : seulement 4 millions d’hectares ont été aménagés sur les 100 millions visés d’ici à 2030 par cet ambitieux programme de restauration écologique au service de la lutte contre la pauvreté.
« Au bout de quinze ans, nous aurions pu espérer quelque chose de différent », a convenu Amina Mohammed, vice-secrétaire générale des Nations unies et éphémère ministre de l’environnement du Nigeria en 2016, lors de la présentation du rapport à laquelle participaient virtuellement les représentants des Etats de la Grande Muraille et des bailleurs de fonds dont l’inconstant soutien, en dépit des promesses, explique en partie ce résultat. La montée des conflits et de l’insécurité dans le Sahel central a aussi fermé de vastes territoires à toute intervention.
Flou et absence de pilotage
Il n’empêche, derrière les déclarations incantatoires faisant de la réalisation de la Grande Muraille verte « une priorité » pour améliorer les conditions de vie de millions de personnes exposées à une insécurité alimentaire chronique, les gouvernements, à l’exception du Sénégal – vitrine la plus avantageuse du projet – et de l’Ethiopie, n’ont pas placé ce sujet en tête de leurs feuilles de route. L’absence de portage politique de haut niveau, le manque de moyens humains et financiers des ministères de l’environnement sont des freins récurrents.
Souvent, les agences de la Grande Muraille verte prévues dans chaque pays « ne se matérialisent pas encore », pointe également le rapport. Les déclarations divergentes entre les bailleurs de fonds et les Etats sur le montant des fonds versés pour soutenir le projet couronnent un sentiment de flou et d’absence de pilotage.
Selon l’Agence panafricaine de la Grande Muraille verte, qui est installée à Nouakchott, avec pour mission de coordonner les avancées dans les différents pays, 200 millions de dollars (170 millions d’euros) ont été mobilisés depuis le début de l’initiative, dont 150 millions de dollars provenant de financements étrangers, le reste étant pris en charge par les Etats eux-mêmes.
De leur côté, ces donateurs, au premier rang desquels la Banque mondiale, avancent un chiffre beaucoup plus important de 870 millions de dollars. L’écart, selon l’explication fournie par le rapport, tiendrait au fait que ces institutions mènent des opérations en dehors du tracé initialement défini par les pays africains tout en les comptabilisant dans la Grande Muraille.
Convaincre les populations
Le secrétaire général de l’agence, Abdoulaye Dia, ne cache pas son désaccord : « Nous voulons des financements pour les objectifs que nous avons définis. Nous sommes court-circuités. Des interventions sont décidées sans que nous soyons informés. Il est ensuite un peu facile de nous reprocher de ne pas rendre compte. » Quel que soit le chiffre retenu, il est loin des 4 milliards de dollars promis en 2015 dans le cadre de l’accord de Paris sur le climat.
Entre le rêve entretenu à travers des films promotionnels projetés dans les enceintes internationales et la réalité sur le terrain, le doute s’est installé. « Il est difficile de savoir qui fait quoi et où. Cela affecte la crédibilité du projet, qui est déjà pour sérieusement mise en doute après ces quinze ans d’existence. Ce rêve ne parviendra jamais à se concrétiser si les populations ne sont pas convaincues qu’il leur offre un avenir meilleur. Or ce travail n’a pas été fait », observe Patrice Burger, président du CARI, une ONG engagée dans la lutte contre la désertification. Il reste cependant convaincu de la nécessité de cette entreprise pharaonique.
Chez certains scientifiques, le questionnement est plus profond. « Le projet de Grande Muraille verte s’appuie sur un récit de la désertification du Sahel que les études scientifiques menées depuis la fin des années 1980 contredisent. Malgré ces critiques et le fait qu’il soit difficile, sinon impossible, de cartographier cette “désertification”, des politiques consistant à arrêter l’avancée du désert continuent à prospérer », regrette l’agronome Pierre Hiernaux, auteur avec le géographe norvégien Tor Benjaminsen d’un article sur « La narration de la désertification dans le Sahel de 1900 à 2019 ».
Un « reverdissement » du Sahel
Plusieurs études, dont certaines sont reprises dans le rapport spécial du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publié en août 2019, attestent de ce « reverdissement » du Sahel depuis la fin des grandes sécheresses des années 1980. « L’augmentation globale de la pluviométrie coïncide avec une augmentation du couvert herbacé, mais également avec une plus forte densité du couvert ligneux – c’est-à-dire des arbres », poursuit M. Hiernaux, sans nier qu’il existe localement des exceptions comme dans le Gourma malien.
La dégradation des terres, lorsqu’elle est observée, s’explique bien davantage par la pression démographique que doivent supporter de fragiles systèmes agropastoraux. Une cause qui, selon lui, n’est pourtant jamais mise en avant.
Au départ impressionné par l’ambition de l’initiative continentale, le chercheur indépendant Ronan Mugelé se montre, à l’issue de sa thèse intitulée « La Grande Muraille verte, géographie d’une utopie environnementale au Sahel » (2018), beaucoup plus sceptique : « Ce projet manipule des images très fortes à des fins incertaines. Il est présenté comme un défi technique, apolitique, alors qu’il existe de fortes rivalités entre les pays engagés, entre les fonctionnaires chargés de le mettre en œuvre et les populations qui doivent l’accepter… Son impact sur le pastoralisme, et les tensions qu’il peut alimenter en soustrayant des zones de pâturages dans un contexte de raréfaction des ressources, est fortement questionné par les chercheurs qui sont aujourd’hui sur le terrain. »
En dépit de ce bilan, l’heure n’est cependant pas au renoncement. L’ancienne secrétaire exécutive de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification, Monique Barbut, demeure l’une de ses plus ferventes avocates. « Il n’y a aucun programme en dehors de la Grande Muraille verte qui fasse autant sens. C’est le seul qui permette de donner dix millions d’emplois aux jeunes d’ici à 2030, de traiter la question de l’adaptation au changement climatique et d’assurer la sécurité alimentaire au Sahel », continue-t-elle de plaider en usant de son entregent dans les palais présidentiels africains comme dans les capitales européennes ou les hautes sphères onusiennes.
Emmanuel Macron lui a confié l’organisation du prochain One Planet Summit, prévu en marge du congrès de l’Union internationale pour la conservation de la nature, début janvier 2021, à Marseille. Il se pourrait bien alors que la Grande Muraille verte soit une nouvelle fois placée sous le feu des projecteurs et rappelée à l’attention des donateurs.